Le syndrome d’Asperger, c’est un peu la version Voldemort 2.0. de l’autisme. Certains le connaissent, d’autres en ont déjà entendu parler, et puis il y a les moldus pour qui c’est une énigme. Dans les milieux « spécialisés » – tout est relatif – en autisme ou en handicap, c’est un peu le-syndrome-dont-il-ne-faut-pas-prononcer-le-nom. On sait ce que c’est, mais on n’en parle pas. Cachez ce tabou que je ne saurai entendre.
Le syndrome d’Asperger est donc une forme d’autisme sans déficience intellectuelle. Inutile de parler de « maladie » ou de « cure », à moins de vouloir vous montrer offensant. Vous naissez autiste Asperger, vous l’êtes pour la vie. Depuis 2013, la dénomination « syndrome d’Asperger » a disparu du dictionnaire pour parler plus généralement des troubles du spectre de l’autisme. Les médecins emploient cependant encore le mot « Asperger », qui se révèle souvent très important pour les personnes touchées : mettre un nom sur l’inconnu, donner forme à une différence inexpliquée. Et les spécificités du syndrome d’Asperger sont aussi toujours là. On dit souvent qu’il y a autant d’autismes que d’autistes, l’expression est ici bien choisie. Il existe néanmoins quelques traits communs pour les diagnostiquer, des traits présents de façon différente chez chacun.
Déconstruire Rain Man
La particularité de base, c’est l’absence de déficience intellectuelle. Mais cela ne signifie pas forcément Q.I. exceptionnellement élevé. Tous les Asperger ne sont pas des Rain Man en puissance, une représentation réductrice très critiquée dans le milieu. Les clichés ont la vie dure.
L’autre caractéristique admise, ce sont les difficultés sociales. Parfois source d’angoisse, cette timidité à l’extrême, cette maladresse rendent la vie des Aspies très compliquée. Le moins que l’on puisse dire. Les codes sociaux ? Une langue étrangère à leurs yeux. Ils régissent pourtant notre société. Que ce soit pour se faire des amis, aller à l’école, comprendre certaines situations implicites, employer le bon vocabulaire… et surtout passer un entretien d’embauche pour obtenir un emploi. Ce problème social constitue un véritable mur, presque aussi infranchissable que celui de Berlin. Encore est-il que ce mur-ci ne semblera jamais tomber, la faute à un système trop rigide, un manque d’information, un manque de tolérance de toutes parts. Et qui dit difficultés sociales, ne veut pas dire absence de volonté. L’Homme est un animal social ; ces personnes-là aussi recherchent le contact.
La différence oubliée
Enfin, qui dit syndrome d’Asperger, dit aussi « centres d’intérêts restreints ». Cette expression un peu réprobatrice désigne des passions obsédantes. En tous genres. Ça peut aller des petits trains aux dinosaures, en pensant par l’écriture, la philosophie, les mathématiques, l’informatique, la musique, la physique quantique, et presque tout ce qui finit en –ique. Non, tous les Aspies ne sont pas obsédés par les pianos.
Voilà pour la théorie. En pratique, c’est une autre paire de manches. La différence, c’est fondamental. Pas de cliché réducteur, pas de préjugé préjudiciable. Sans compter le fait que le syndrome d’Asperger reste encore assez obscur chez les femmes. Elles présenteraient des comportements différents des hommes, et sont donc moins facilement diagnostiquées. La théorie veut qu’il y ait plus d’hommes touchés par l’autisme que de femmes. Mais Marco Di Duca, psychologue au Centre de Ressources Autisme Liège (CRAL), avance une autre hypothèse. « L’autisme est construit sur le modèle masculin. Mais si on change de paradigme, si on voit la chose sous un autre angle ? Les femmes autistes présentent par exemple moins souvent des intérêts envahissants. L’autisme féminin est peut-être bien plus large. C’est plus discutable que ce qui est évoqué. »
Un seul centre de diagnostic pour les adultes francophones
Pour comprendre la situation de l’autisme – et du syndrome d’Asperger – en Belgique, il faut mentionner quelques chiffres. Sans besoin d’être mathématicien. En ce qui concerne la Belgique francophone, un seul centre diagnostique les adultes. Ce fameux CRAL, à Liège. 5 psychologues et 4 médecins. Vu la prévalence de l’autisme (1 personne sur 100), il y a environ 36 000 adultes autistes francophones. D’accord, certains ont été diagnostiqués enfant. Mais le syndrome d’Asperger est mal connu, et passe relativement inaperçu. 36 000 autistes pour 9 médecins, c’est ce qu’on appelle un gros problème. Et ça, un doux euphémisme.
« La liste d’attente est démesurée (jusqu’à deux ans) ; ce n’est pas un délai raisonnable », déclare le psychologue Di Duca. « Le budget fait que l’on a un nombre limité de dossiers que l’on peut voir par an. Il faut un budget plus important. Nous sommes en train de finaliser les choses avec les pouvoirs politiques pour que cela s’améliore, mais ça ne dépend pas de nous. » Selon le psy, il y a aussi un problème d’orientation en ce qui concerne les enseignants, les PMS (centres psycho-médico-sociaux, pour les novices), les crèches… Et les psychologues et médecins. « Pendant les études, il y a un tronc commun dans le cursus où on évoque l’autisme », explique la psychologue Aurore Thomas. « Mais il y a quelque chose de différent entre être informé, être spécialiste, et avoir la pratique ».
Pour son collègue du CRAL, il s’agit plus d’une question d’intelligence sociale que d’encadrement. « On demande de plus en plus aux gens d’être flexibles. Vous avez des employeurs qui veulent que tout le monde fasse tout. Même si c’est moins bien fait, parce que personne ne le fait très bien… Et puis il y a d’autres qui sont socialement plus intelligents et qui acceptent qu’une personne soit très performante dans un domaine. Mais ça ne vaut pas uniquement pour les autistes. Il faut changer la façon de percevoir, la façon d’informer. De manière globale, la manière d’accepter que l’on peut être socialement différent », affirme le psychologue Di Duca.
Asperger porté disparu à l’AVIQ
Depuis que le Fédéral, les Régions et la Fédération Wallonie-Bruxelles ont décidé de se refiler la patate chaude de l’autisme, c’est un peu… compliqué. Ils ont créé le Plan transversal autisme en 2016. « Nous avons fait un appel à projets qui devrait permettre de créer environ 150 places dans les centres d’accueil et d’hébergement », affirme Sophie Rucquoy, responsable à l’AVIQ, l’Agence pour une Vie de Qualité. Il s’agit d’une agence wallonne, créée par le Gouvernement wallon. Dans ce transfert de pouvoirs, l’agence s’occupe notamment de compétences en matière de handicap. D’autisme, logiquement. Mais pas tellement d’Asperger.
« Le syndrome est une problématique, les Asperger ont des besoins spécifiques. Mais nous n’avons pas d’action ciblée sur le syndrome », avoue Sophie Rucquoy. « Ici, nous sommes concernés par l’autisme lourd, c’est-à-dire avec déficience intellectuelle. Ce n’est pas toujours évident de trouver une solution pour les Aspies, ils sont en général trop « bons » pour être institutionnalisés. » Ou plutôt pas assez handicapés pour être aidés, s’interroge Hugo, un de nos témoignages.
Cet état de fait est assez fréquent dans le milieu de l’autisme, où l’on semble parfois « privilégier » les autistes « graves » et les enfants, à défaut des adultes et des personnes moins atteintes. Même l’APEPA le déplore, l’Association de Parents pour l’Epanouissement des Personnes avec Autisme. Comme son nom l’indique, cette asbl s’occupe principalement d’aider les parents d’enfants autistes. « Chaque personne qui s’adresse à l’APEPA est écoutée et guidée vers des possibles solutions », affirme Alice Suls, vice-présidente de l’association. « Effectivement, c’est plus pour les enfants qu’on nous sollicite que pour les adultes, mais nous avons aussi des Aspies adultes à l’APEPA. Malheureusement nous avons moins de pistes à proposer pour les adultes Asperger… Il n’existe quasi rien en Wallonie, voire en Belgique ou ailleurs, à part des groupes de paroles style « CRAC » (café-rencontres) ou des murs Facebook pour Asperger. » Cette situation crée un paradoxe, un véritable vide pour les adultes Asperger. « Lors de mon diagnostic, j’ai pu constater qu’il n’y avait rien pour m’accompagner, car je n’étais pas l’archétype de la personne autiste », déclare Hugo. « C’est-à-dire un petit garçon de 8 ans dont ses parents se démènent pour l’aider car le pauvre a du mal à se faire des amis et passe son temps à tourner en rond autour de la table. »
S’ils sont considérés plus discrets et « aptes » que les autistes sévères, ils ont cependant des difficultés et besoins spécifiques. Qui les empêchent souvent de passer des entretiens d’embauche, d’obtenir un emploi, et donc un salaire. Elles n’obtiennent pourtant pas non plus la reconnaissance, les « points » nécessaires pour une indemnisation correcte, à cause de leur handicap « trop léger ».
« Attendre comme pour l’ophtalmo »
« L’urgence ne se situe pas au niveau du dépistage des adultes », ajoute Sophie Rucquoy. « Si vous avez vécu 35 ans avec autisme sans qu’il y ait eu de questions, ce n’est sans doute pas très urgent. Certes, ça peut constituer un soulagement pour le mal-être et l’angoisse de ces personnes. Mais elles sont arrivées jusque-là, elles sont donc capables de s’en sortir. Et puis le diagnostic n’est pas tout. Il faut attendre pour avoir un rendez-vous, mais c’est comme pour tout, comme pour aller chez l’ophtalmologue. » Entre une attente de 3 à 6 mois pour avoir de meilleures lunettes et une attente jusqu’à 2 ans pour être défini autiste… Il n’y a visiblement qu’un pas.
L’AVIQ affirme pourtant qu’il faut trouver des solutions pour aider les Aspies et favoriser la création de projets dans les structures existantes. Des actions plus ciblées. Des projets spécifiques aux besoins. Des initiatives qui partiraient « d’en bas, du terrain ». Mais pas de stratégie politique. Et rien de prévu du côté de l’AVIQ actuellement. La seule solution imaginable semblerait que la société accepte et tolère la différence pour lui permettre de s’épanouir. Mais entre l’imaginable et la réalité, il y a le syndrome de l’autruche désintéressée.