Hugo, le maître de l'imaginaire
Hugo* pourrait être un personnage d’une tragédie grecque ou romantique, Shakespeare ne le renierait pas. Mais Hugo est bien de ce monde, de chair et d’os, tout en cheveux et en barbe. Le caractère tragique de sa vie, il pense le devoir à Asperger. Une sorte de dénominateur commun. Respirez, et comptez lentement jusqu’à dix.

Hugo a 3 ans quand son père quitte ce monde, assez mystérieusement selon lui. Sa mémoire encyclopédique conserve néanmoins des souvenirs de son patriarche, 26 ans plus tard. Des images fugaces, presque subliminales, de disputes conjugales. Car les relations avec sa mère sont et resteront chaotiques, Hugo au cœur de la tempête. Un euphémisme poli. « Ma mère est tout bonnement folle, sa place est en prison », confie-t-il. Tragédie shakespearienne, acte 1.

Le seul lien familial sain qu’il conservait, il le tenait de sa grand-mère… Décédée il y a peu, après avoir passé ses dernières années en pension. Acte 2. Ajoutez à cela l’incendie de la maison de son père en 2005, la seule trace paternelle qui lui restait. Vous obtenez tous les ingrédients pour le prochain film dramatique oscarisé.

Martyr des élèves… et des professeurs

L’école primaire ne sera pas de tout repos pour notre héros shakespearien. Il devient le bouc émissaire de sa classe, se fait frapper par les autres élèves lors de la récré. Un épisode qu’il relatera sous forme de dessin à son psychologue. Sans grande panique de la part de ce dernier. « Sur mon dessin, je me faisais taper dans le dos par des gamins dans la cour de l’école. Au lieu de se dire que j’avais manifestement quelques problèmes, le psy s’est contenté de souligner le fait qu’ils me frappaient dans le dos. Pourquoi dans le dos ? », répète-t-il, blasé.

Mais les professeurs ne sont pas en reste. Ils se joignent à la fête du lynchage, et font d’Hugo le fantôme de la classe. « Quand mon prof posait des questions, il le faisait en suivant l’ordre des bancs, des élèves dans la classe. Et quand c’était mon tour, il me passait. Comme si je n’existais pas. » Un type de pratique apparemment contagieux dans le corps enseignant. Un jour, Hugo mord un élève de sa classe. Au lieu l’envoyer au coin, son professeur décide de lui tenir le bras. Et demande à l’autre élève de le mordre à son tour. Œil pour œil, dent pour dent, littéralement.

L’histoire étant un éternel recommencement, elle se répètera à l’école secondaire. Hugo s’arrêtera avant la ligne d’arrivée, n’obtiendra pas son CESS. Aucun rapport avec ses capacités intellectuelles, certaines étant plus « performantes » que la moyenne. « J’avais des problèmes avec le fonctionnement de l’institution. L’école, c’est un abattoir pour les autistes. Les éducateurs brisent des génies en devenir. On nous formate trop. »

 « Le diagnostic m’a sauvé la vie »

Hugo a toujours dû se battre pour être reconnu. Un combat qui commence fin 2011. Dans son adolescence, il a traversé une grave dépression et a tenté d’en finir à deux reprises. Il est alors suivi par un médecin depuis 2007, « un psy charlatan qui disait que je n’étais pas handicapé ». Il rencontre ensuite un psychiatre de la clinique Saint-Luc de Bouge. Il n’est pas spécialisé en autisme, « mais le gars est génial ». C’est avec lui que le parcours psychologique se concrétise. « Il s’est battu pour que le CRAL et lui bossent ensemble », remercie Hugo. Le CRAL, ou Centre de Ressources Autisme Liège, c’est le seul centre de diagnostic pour les adultes en Belgique francophone. La file d’attente est donc très longue, jusqu’à 2 ans.

Hugo obtient finalement un premier contact au CRAL en 2015. Il discute avec les psychologues, remplit des tests tant bien que mal. « Il y avait des questions sur la face avant et l’arrière d’une des feuilles, mais je n’avais pas rempli le verso, du coup il a fallu recommencer. Je n’avais tout simplement pas pensé à retourner la feuille, car pour moi le ‘recto-verso’, ça n’existe pas. »

En 2016, le diagnostic tombe : syndrome d’Asperger. « Ça m’a sauvé la vie », assure-t-il. « J’ai reçu des réponses, un sentiment de certitude. C’est une renaissance. Ça m’a déculpabilisé par rapport à beaucoup de choses, et ça m’a encouragé vis-à-vis de ce que je suis, de ma personnalité, mon caractère, de mes passions. Avant je ne me permettais pas d’être moi-même, je devais être dans la norme. Maintenant je m’estime mieux, j’ai l’impression d’avoir le droit d’être moi. »

Une société normalisante

Mais le combat ne s’arrête pas là. A cause de l’autisme, il souffre d’hypersensibilité sensorielle, particulièrement aux bruits. « Je souffre de synesthésie : je souffre physiquement de sensations psychologiques ou perceptives, de mes émotions. » Il endure également de gros problèmes d’orientation, se perd aussi facilement qu’une aiguille dans une botte de foin. Sa mémoire encyclopédique lui impose « trop de souvenirs douloureux ». Il éprouve des difficultés à aller vers les autres, à établir une relation. Mais ce n’est pas l’envie qui manque. « On a la dalle d’aller vers les autres », affirme-t-il.

Autant de critères qui font qu’Hugo est incapable de travailler dans un cadre normalisé, alors qu’il dispose de certaines compétences assez exceptionnelles. « C’est un gâchis que la société n’exploite pas ce que j’ai à offrir, mes passions. Je pense même qu’au-delà, c’est une volonté de ne pas les employer, une volonté de normaliser. »

Imagine all the… possibilities

Sans revenus, Hugo a donc dû se battre pendant trois ans pour être reconnu et recevoir des indemnités de la Vierge Noire (la Direction générale Personnes handicapées du SPF Sécurité sociale). Le contre-expert a d’abord occulté tout l’aspect psychologique, ses angoisses, pour la première évaluation. Jusqu’à ce qu’il pète littéralement un plomb avec son avocate. « Ça m’a sans doute aidé, mais c’est triste d’en arriver là. »

Pour se protéger – ou tout simplement vivre sa passion – Hugo se plonge dans les mondes imaginaires. Au sens premier. Il aime « imaginer plein de possibilités », s’approprie les vastes univers des mangas, des livres fantastiques, du métal, des jeux au sens large, et en fait son propre monde. Attiré comme un papillon de nuit par le sens de l’esthétique, la beauté, les émotions, les personnages, les sons. « Ça m’apaise, car je suis concentré sur quelque chose d’extrêmement riche et surtout, de beau », explique-t-il. Des critères qu’il retrouve notamment Aux 3D, Board Game Café de Namur. Entre cartes Magic, posters de films placardés aux murs, jeux de société en tous genres et Kriek Mort-Subite au menu. La combinaison gagnante.

L’écriture pour (sur-)vivre

Ces passions diverses, les spécialistes de l’autisme les appellent des « intérêts restreints ». Mais Hugo met les points sur les « i ». « On en fait quelque chose de négatif, alors que c’est tellement, tellement important. Il faut mettre l’accent dessus, c’est tout ce qui peut nous aider, nous élever, nous faire sentir mieux et si vivant. »

Il s’est ainsi mis très tôt à l’écriture (14 ans), à tel point que ses journées tournent aujourd’hui autour d’un projet titanesque : l’élaboration d’une saga fantastique, une fresque épique et philosophique de plusieurs tomes, dont le premier devrait sortir lors de la première moitié de l’année prochaine. Le héros de son histoire : Ciwen, inspiré des vikings et de… Hugo. « C’est un personnage autiste, mais je ne le dirai pas dans le livre. Je lui ai transféré quelques-uns de mes comportements. C’est peut-être cathartique et égoïste, mais je mets tellement de moi dans Ciwen que c’est une version de moi fantasmée, avec des supers pouvoirs, qui peut faire des choses que je ne pourrais peut-être jamais faire. »

L’inclusion imaginaire

Son projet, il y pense constamment, 24h/24, depuis 7 ans. Imaginez un programme informatique en arrière-plan qui ne s’arrête jamais. Hugo fonctionne ainsi pour tout ce qu’il aime. Il donne forme à son livre depuis 2011, mais ses projets d’écriture ont commencé bien plus tôt, en 2003. Conséquences de son premier récit, en 1996, une sorte d’histoire à la Indiana Jones. L’écriture a donc toujours fait partie de la vie d’Hugo, comme un carburant qui l’aide à fonctionner. « Ecrire c’est une façon de vivre. Et qu’est-ce qu’il y a de mieux que de vivre ? »

Malgré les courants contraires, Hugo continue donc à mener sa petite barque au milieu d’un Pacifique indifférent. Poussé par son impatience et ses passions dévorantes. Et son rêve qu’il juge un peu simple : trouver une femme à aimer de toutes forces, fonder une petite famille modèle. « Je veux faire le plus beau jeu possible dans ce que je fais », disait-il. Ce monde imaginaire-ci, il reste encore à le construire en réalité augmentée, version 4.0.

* Tous les noms sont des noms d’emprunt.

Les mots d’Hugo

Je ne manque pas d’exemple pour parler de mon expérience en tant que personne autiste, justement, il y en a trop, et il convient d’en faire une synthèse. Cependant il est compliqué et délicat de la faire de façon concise, juste, précise, exhaustive, et qui serait suffisamment objective pour la population au nom de laquelle je m’exprime…

Dans mon petit parcours sur ce caillou perdu dans l’immensité de l’espace, en toute honnêteté, ce que je connais le mieux, ce qui a forgé mon expérience et mon vécu, c’est le rejet, et l’inexorable échec de toute forme d’intégration sociale, qu’elle soit intime, ou formelle.

Je n’ai jamais réussi à m’intégrer à l’école, j’y ai été maltraité sous toutes les formes possibles.

Je suis incapable de trouver un travail digne de ce nom, et un minimum satisfaisant, sous peine de tout simplement péter un câble, être profondément malheureux, et développer une auto-destructrice attirance pour le suicide.

Je n’ai jamais vraiment connu l’amour, ni même quelconque forme d’affection, ou de respect, fut-ce celle de mes parents, de jeunes filles.

L’amitié est compliquée, lente, erratique, rarement épanouissante.

J’aimerais prétendre que comme Van Gogh je ne suis que l’histoire d’un échec et qu’on se souviendra de mon travail et ma personne après ma mort, ou comme Enstein de dire que j’ai découvert des milliers de façons qui ne marchent pas, mais je n’ai pas leur talent, ni leur renommée.

Je ne suis pas parfait, je ne suis pas exempt de défaut, mais j’ai le cœur sur la main et la meilleure volonté du monde, et c’est une histoire bien trop commune dans la population autiste. Ne pas être accepté, ne pas réussir à susciter l’intérêt chez l’autre, se transformer à notre insu en un être invisible qui n’a au final, aucune valeur.

Ainsi dérobé de toute humanité, notre existence s’efface alors que nous tentons vainement de nous débattre dans le noir, avec pour seul compagnie, le néant, car même lorsque nous exprimons nos souhaits, nos rêves, nos difficultés, nous ne sommes que rarement écouté, et quand c’est le cas, nous ne sommes pas pris au sérieux, pire, certains crient à la fabulation, au mensonge, à la quête d’attention, au chantage… Que tout ceci sont des exagérations, ou des excuses pour justifier un manque d’effort, de volonté, de courage, qu’on ferait mieux « de se faire violence », d’accepter que la vie parfois c’est comme ça, etc, etc. Parfois on se heurte à tout ça lors du diagnostic lui-même, et c’est encore pire quand on est un adulte. Quelle suffisance…

Être autiste est un combat quotidien contre soi-même, contre des problèmes que nous ne comprenons pas, ou dont nous ignorons l’existence, l’autisme est la plus parfaite et le plus fort des symboles du mot « différence ».

L’autisme prend bien des formes, bien des apparences, bien des aspects, et si nous sommes amenés à nous rencontrer, ne penser pas que ce que je raconte, ce que je suis, ce que je ressens, ce que je vis, est de même pour tous. L’autisme est encore une énigme scientifique, un mystère, on ne sait pas en foutre ni par quel bout le prendre, et c’est emblématique de la différence.

D’ailleurs autisme ou non, la différence, en tant que « espèce évoluée », devrait signifier s’intéresser à l’autre, tenter de le découvrir, s’enrichir mutuellement. Et non pas rester sur des préjugés, ou pratiquer le rejet, comme ça a été le cas pour moi pendant une vaste majorité de mon existence.

Texte écrit sur la chanson Cold Demons de Vader