Des enfants «normaux» envoyés dans des écoles spécialisées

En Belgique, 35.000 enfants sont scolarisés dans l’enseignement spécialisé. Problème: un tiers d’entre eux n’auraient strictement rien à y faire. Le «spécialisé» serait devenu une porte de sortie pour les écoles ne voulant plus de certains élèves.

Une forme d’injustice, dites-vous? 39% d’élèves «normaux» sont scolarisés dans l’enseignement spécialisé. Pour la plupart, ils y resteront et n’auront plus aucun espoir de le quitter.

Selon Nathalie Archen, psychopédagogue, des enfants sont orientés vers l’enseignement spécialisé bien que ceux-ci ne soient sujets à aucun handicap, qu’il soit d’ordre physique, mental ou sensoriel. «Lorsque je travaillais dans l’enseignement ordinaire, j’ai souvent entendu des enseignants qui souhaitaient orienter des enfants vers l’enseignement spécialisé sans qu’aucun diagnostic de trouble d’apprentissage n’ait été posé», partage-t-elle. La psychopédagogue explique que ces enfants ne souffriraient pas toujours de troubles d’apprentissage réels (dyslexie, dyscalculie…) mais bien de difficultés liées à leur méconnaissance du monde scolaire, notamment dues à un retard structurel d’origine socioculturelle. «Ces enfants ne maîtrisent pas les “codes scolaires” implicites. Ils ne suivent donc pas les cours comme les enfants issus de milieux plus favorisés. Les enseignants sont souvent démunis face à cette problématique et pensent que l’enseignement spécialisé serait plus adapté.» Le jeune se retrouve donc orienté vers une classe composée d’enfants possédant, eux, de réels handicaps, soit des retards mentaux légers (classes dites «type 1») ou alors des troubles d’apprentissage tels que la dyslexie (classes dites «type 8»).

«  il y aurait quatre fois plus d’enfants dans le spécialisé au sein des localités où le niveau socio-économique est plus faible « 

Dans une grande ville cosmopolite comme Bruxelles, il y aurait quatre fois plus d’enfants dans le spécialisé au sein des localités où le niveau socio-économique est plus faible. Les quartiers occupés par une population dite «favorisée» comptent 1,5% d’enfants inscrits dans l’enseignement spécialisé. Les quartiers «défavorisés» arrivent à 6% d’après les indicateurs de l’enseignement 2012 de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Comment la décision est-elle prise?

Denis Verheulpen, neuropédiatre à Bruxelles, explique, dans un article paru en 2015 sur le site de l’Observatoire belge des inégalités, que l’enfant passe différents tests et examens permettant aux PMS (centres psycho-médico-sociaux) et aux médecins scolaires de prendre une décision concernant ses besoins scolaires. Selon la Ligue des droits de l’enfant, ces examens incluent encore souvent un test de quotient intellectuel, dont il a été démontré à de nombreuses reprises, d’après les analyses de la Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel (FAFEPO), qu’il teste davantage les connaissances et le positionnement social des individus que le fonctionnement de la «machinerie cognitive». Nous avons tenté de prendre contact avec quelques PMS afin d’évoquer cette question avec eux. Manifestement, le sujet est sensible: personne n’a souhaité nous répondre.

Néanmoins, la décision finale appartiendrait aux parents selon un article publié par Infor Jeunes Laeken et intitulé «Orientation vers l’enseignement spécialisé: rôle et limites du centre psycho-médico-social (CPMS)». «Et malheureusement, la plus large majorité des parents accepteraient, confie Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant. Comment pourraient-ils refuser alors qu’on leur propose des allocations familiales majorées et que des professionnels leur garantissent que leur enfant y trouvera un encadrement plus favorable et qu’il pourra s’y épanouir? […] Les parents ne sont pas réellement en capacité de négocier de par le fait qu’ils ne maîtrisent pas forcément une des langues nationales.»

Des conséquences importantes pour leur vie future

Ces enfants peinent bien souvent à obtenir leur CEB. «Plus précisément, 90% des élèves ayant fréquenté des classes de type 8 ne l’obtiennent pas», a déclaré Jean-Pierre Coenen, président de la Ligue des droits de l’enfant, dans un communiqué de presse sur les positions de la Ligue, publié en 2015. Toutefois, l’enfant ayant évolué dans les classes de type 8 ne pourra plus continuer dans cette classification lors du passage au secondaire. Dans le secondaire, il n’y a plus ni enseignement de type 8 ni classes intégrées… Par conséquent, les enfants sont redirigés pour certains vers les filières professionnelles de l’enseignement ordinaire et pour d’autres vers d’autres types de l’enseignement spécialisé ne répondant pas directement à leurs particularités. On les retrouvera donc dans des classes adaptées aux jeunes souffrant d’un retard mental léger (type 1) et plus rarement avec des jeunes ayant des troubles du comportement (type 3).

Une nette augmentation des enfants en «mal-être» psychique, voire affectés de troubles envahissants du développement, serait distinguée par la suite, selon la Ligue des droits de l’enfant. «En termes d’image de soi, c’est assez destructeur», précise Bernard De Vos. L’enfant est placé en situation de marginalité, ce qui peut se traduire par des difficultés d’apprentissage supplémentaires. «Il y a une large catégorie de jeunes qui se retrouveront en décrochage et beaucoup également abandonneront les études. Ce phénomène est ici bien plus important que dans l’enseignement ordinaire», explique le délégué général aux Droits de l’enfant. On compromettrait ainsi leur avenir sur le marché de l’emploi. Ces derniers une fois adultes, nous les retrouverons dans certaines entreprises de travail adapté (ETA). Selon Mme Hourdain, assistante sociale à l’APAM (une ETA), les personnes issues de handicap social finissent par avoir une légère arriération mentale à force de ne pas avoir eu le suivi dont ils avaient besoin pour «rattraper» les autres. Il est difficile de trouver un endroit adapté à ces personnes qui «n’entrent pas dans le circuit traditionnel» et c’est donc dans des centres tels que l’APAM que les gens seront le mieux accueillis.

Notons également que «tous ces enfants qui se retrouvent dans l’enseignement spécialisé sans que cela ne soit réellement nécessaire et efficient finissent par occuper les places dont ont besoin d’autres enfants souffrant, eux, de handicap», d’après le délégué général aux Droits de l’enfant.

Un système belge inadéquat et inégalitaire

Quelle serait la solution? Selon Bernard De Vos, «les enfants qui ont des difficultés d’apprentissage non liées à un handicap devraient pouvoir bénéficier d’un capital horaire d’enseignement spécialisé, de logopèdes ou autres aides pour effectivement assurer leur intégration dans un enseignement ordinaire». David Lallemand, conseiller de communication et chargé de projet auprès du délégué général aux Droits de l’enfant, explique que dans d’autres pays européens les classes spécialisées sont intégrées dans les écoles ordinaires afin de favoriser la transition d’une forme d’enseignement à l’autre. La Belgique serait l’un des rares pays où l’enseignement spécialisé est séparé de l’enseignement ordinaire.

Ce serait donc l’ensemble du système qui serait inégalitaire et inéquitable. C’est donc lui qui devrait changer pour arriver à intégrer et à inclure les enfants ayant des difficultés particulières, qu’elles soient de l’ordre du handicap mental, physique ou du retard culturel. Nous avons tenté de joindre le cabinet de la ministre de l’Éducation, Marie-Martine Schyns, à ce sujet, sans pouvoir obtenir de réponses malheureusement. «Il est possible, avec la réalité de notre enseignement aujourd’hui, que ces enfants ne soient pas plus mal là qu’ailleurs, mais on ne peut pas accepter qu’à long terme cela continue comme ça», conclut Bernard De Vos.

 

WEB+ : « Enseignement spécialisé, difficile transition vers le monde du travail », reportage en long format, alter.be/longform/enseignement-specialise-transition-difficile-vers-le-monde-du-travail, 27 octobre 2016, Cédric Vallet

 

 

 

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