Belges yézidis, le poids de l’invisibilité

Au cœur de Liège, la communauté yézidie se remet peu à peu de ses traumatismes. Longtemps restés dans l’ombre, les Yézidis ont été propulsés dans la lumière, bien malgré eux, en 2014, alors qu’ils étaient la cible d’attaques du groupe terroriste État Islamique au Proche-Orient. Ce dernier massacre est alors venu s’ajouter à un palmarès déjà impressionnant de persécutions : 74. Hantée par ce nombre qui semble extensible à l’infini, la diaspora yézidie de Belgique tente aujourd’hui de se reconstruire mais souffre toujours d’une forme de méconnaissance.
Par Halima Moane Sahli, Florence Vanderpoorten, Alice Baudin

Qui sont les Yézidis ?

«Personne. Pendant très longtemps en tout cas, on n’était personne aux yeux des gens, du monde.» Ces mots, chargés de cynisme, ce sont ceux de Zerdest, un jeune Belge de 31 ans, à l’accent liégeois (très) prononcé. La Belgique, il connait. C’est d’ailleurs ce qu’il a toujours connu, il y est né. Mais s’il est Belge, il se sent aussi et surtout Yézidi: «C’est une partie très importante de qui je suis. Je suis Belge et Yézidi. Je suis originaire de Turquie, comme la grande majorité des Yézidis belges. J’ai d’ailleurs encore pas mal de famille là-bas. Mais à la base, mon peuple vient d’Irak.» Si l’on remonte dans l’Histoire, il apparait que les Yézidis font partie des populations les plus anciennes de la Mésopotamie. Leur croyance y est apparue il y a près de… quatre mille ans. Cela en fait donc l’une des plus anciennes religions monothéistes de l’humanité. Parce que oui, les Yézidis croient en une seule divinité : «Très peu de gens le savent, mais on croit en un Dieu unique et cela bien avant les Chrétiens ou les Musulmans par exemple. Mais notre culte a été influencé évidemment par ces différentes croyances qui apparaissaient au fur et à mesure, reconnait Zerdest.»
Et si les Yézidis proviennent à l’origine du Kurdistan irakien, des diasporas vivent actuellement en Syrie, en Turquie, en Arménie et en Géorgie. Mais on compte également d’importantes communautés en Amérique du Nord et en Europe. L’une d’entre elles réside d’ailleurs chez nous, en Belgique.

Aujourd’hui, la communauté yézidie compte entre 600.000 et 800.000 membres dans le monde. Mais, d’après Claire Lefort, chercheuse à l’École Normale Supérieure de Paris et spécialisée dans les minorités religieuses du Moyen-Orient, cette estimation reste imprécise et floue. Et cela, «en raison des persécutions dont les Yézidis ont très tôt fait l’objet et qui les ont poussés à s’installer dans des zones géographiques difficiles d’accès. Des villages entiers de Yézidis n’ont ainsi, pendant des décennies, pas été recensés. Certaines familles yézidies se sont même fait passer pour des musulmans auprès des agents recenseurs pour vivre en paix. Leur religion et leur culture sont donc longtemps restées méconnues, déplore la chercheuse. L’Occident ne les a «redécouvertes» qu’à l’été 2014.»

Et cette «redécouverte», les Yézidis s’en seraient bien passé: entre le 3 et le 15 août 2014, le massacre de «Sinjar», mené par le groupe terroriste Etat Islamique, a fait près de 3.000 victimes yézidies. 7.000 autres ont été faites prisonnières. Les adultes étaient systématiquement exécutés tandis qu’était réservé aux enfants un lugubre dessein: les jeunes filles étaient réduites en esclavage sexuel et les garçons étaient enrôlés comme enfants soldats.

Ça été un vrai choc de réaliser que ça pouvait encore se passer en 2014, d’être tués et violés pour ce que nous sommes.

Pourtant, si cette attaque a été particulièrement médiatisée, elle ne faisait que rallonger une liste déjà bien longue: la communauté yézidie a été victime de 74 persécutions à ce jour. Tout Yézidi digne de ce nom connait ce nombre. Et le dernier pogrom en date, celui de 2014, Zozan, une Yézidie liégeoise de 31 ans, l’a reçu de plein fouet: «Nous étions évidemment déjà affectés par les autres massacres continuels qui nous ont visés, mais là, ça a ravivé notre douleur et confirmé ce que nos parents disaient. Ça a été un vrai choc de réaliser que ça pouvait encore se passer en 2014, d’être tués et violés pour ce que nous sommes
Si bon nombre des Yézidis belges n’ont pas directement vécu ces attaques raciales et génocidaires, ils n’en ressentent pas moins les effets durant diverses cérémonies: lors de la fête du mort par exemple, commémorée un an après le décès d’un membre de la communauté, les femmes chantent en hommage aux victimes. De la même manière, durant la fête «Aida Yezid», qui clôture une période de jeûne, un membre de la communauté prend la parole et invite les convives à se remémorer ce lourd passé. «C’est un devoir pour tout Yézidi de se rappeler. On ne peut pas oublier ce qu’on nous a fait, soupire Suleyman Agirman, président du Centre Identitaire de Liège. Nos parents nous ont raconté, on va faire pareil avec nos enfants et on attend d’eux la même chose.» Perpétuer la mémoire, c’est donc un devoir qui incombe désormais à tous les Yézidis.

On «nait» Yézidi ou on ne l’est pas

Ce qui caractérise aussi tout particulièrement cette communauté, c’est qu’elle est structurée en castes : «les «Cheikhs», les «Pirs» et les «Murids», énonce Suleyman Agirman. Les «Cheikhs» font en quelques sortes office de guides spirituels. Ils guident la communauté en se référant aux préceptes religieux. « Les «Pîrs» (qui signifie littéralement «vieux» en kurde) représentent les sages de la communauté, chargés de conseiller les croyants yézidis. Et puis enfin, il y a les «Murids» ». Ces derniers représentent la majorité des Yézidis et n’ont aucune fonction particulière. Ils se doivent exclusivement de respecter les codes religieux. Suleyman Agirman et Zerdest font partie de cette catégorie.
«La particularité de notre système, ajoute Suleyman Agirman, c’est que le mariage entre les membres des différentes castes est interdit. Nous sommes dans l’obligation d’épouser uniquement les membres de notre propre caste.» Uniquement et exclusivement. «En fait nous ne pouvons entretenir des relations amoureuses avec personne d’autre, puisque nous ne pouvons pas non plus épouser de personnes non yézidies. Et la conversion n’est pas envisageable chez nous.» Comprenez : on «nait» yézidi ou ne l’est pas. Et finalement, si un membre de la communauté yézidie est touché par la flèche de Cupidon, qui lui ne se soucie ni des castes ni des appartenances religieuses, que risque-t-il vraiment ? «Un Yézidi qui viole cette règle est excommunié, rétorque Perwin, du haut de ses 15 ans.»
Ça a le mérite d’être clair.

Systématiquement persécutés

La raison pour laquelle la communauté yézidie a fait office de bouc émissaire des siècles durant tient, pour Zerdest, en une seule phrase: les Yézidis sont et ont toujours été considérés comme des hérétiques par les Chrétiens et des adorateurs du diable par les Musulmans. «En fait, pour les Chrétiens, on est les adorateurs du feu, parce qu’on voue une admiration aux différents éléments, dont le feu, qui est en quelque sorte sacré, explicite Zerdest. Mais ce n’est pas notre Dieu. Nous, on a un seul et unique Dieu. On est monothéistes depuis la nuit des temps. On est d’ailleurs l’une des premières religions monothéistes de l’histoire de l’humanité… Et puis, il y a les Musulmans, qui eux disent que nous sommes les disciples de Satan. Tout ça parce que l’archange Taous, qui est chez nous la créature la plus sacrée de Dieu, est considéré chez les musulmans comme étant l’ange déchu devenu Satan. Et voilà, à cause de ça, ils se sont acharné sur nous».

Ça a été tellement répétitif qu’on attend presque le moment où ça va recommencer. On a l’impression que ça ne s’arrêtera jamais.

Taxés de Satanistes et d’ennemis de Dieu, les Yézidis ont donc dû payer les frais d’une interprétation erronée de leur culte. Cette rude réalité en a marqué certains au fer rouge: «Je ne dirais pas que notre passé nous paralyse, mais ça été tellement répétitif qu’on attend presque le moment où ça va recommencer, reconnaît Zozan. On a l’impression que ça ne s’arrêtera jamais. Maintenant, j’ai peur de m’avancer sur ma propre religion quand on me pose des questions. Parce que le Yézidisme a tellement été mal interprété que j’ai peur de faire plus de tort que de bien à ma communauté.»

Le regard doux, les rides creusées par les années, la peau mate, assise sur sa chaise, calme, Hazmé semble songeuse, l’esprit vagabondant dans de lointains souvenirs. Kurde yézidie, voilà 31 ans qu’elle est en Belgique, après un long périple depuis la Turquie, où elle retourne encore parfois. Telle est la position paradoxale dans laquelle elle se trouve : à la fois heureuse d’habiter un pays représentant l’avenir pour sa famille et nostalgique de son pays, qui pourtant n’a rien fait pour soutenir son peuple.
Ni école, ni hôpital dans son village d’alors. Tous travaillaient dans les champs, avec des animaux : s’étendaient alors de grandes cultures. Les jeux d’antan étaient constitués de simples pierres ou de sable, avec lequel ils faisaient de la poterie. Cette extrême pauvreté entraina d’autres conséquences : pas de savon pour se laver, une seule femme dans tout le village pour aider les femmes à accoucher, qui sinon se retrouvaient seules ; le manque de soin était criant, ce qui provoqua de très nombreux décès. S’ajoute à ces conditions difficiles la politique turque à leur encontre : «Il y avait chaque jour des soldats turcs qui venaient, qui nous persécutaient, qui nous frappaient, frappaient nos pères, nos mères, saccageaient nos maisons». Pourquoi ces violences ? «Parce que nous sommes Yézidis». Conséquence plus personnelle : mariée à l’âge de vingt ans, Hazmé a eu neuf enfants. Trois sont décédés autour de l’âge d’un an, par manque de soins, et l’un fut noyé dans l’eau par son mari, sans doute à cause de l’importante pauvreté qui les frappait.
Il lui fallait donc partir, fuir ces injustices, ces coups, cette pauvreté, partir pour avoir accès aux hôpitaux et aux écoles. 31 ans plus tard…
«Je vis beaucoup mieux en Belgique. Mais si le Kurdistan se crée, je veux bien y retourner, parce que c’est vraiment un beau pays, s’il y a des bonnes choses qui sont faites. J’ai vécu là-bas avec toute ma famille, qui est encore en Turquie»
Malgré ces dizaines d’années passées à Liège, seul lieu où elle ait vécu en Belgique, Hazmé ne parle ni le français, ni le néerlandais. Dès lors, sa petite-fille me sert d’interprète ; cependant, étonnamment, elle ne parle pas le même dialecte kurde que sa grand-mère, ce qui constitue un obstacle à la bonne compréhension de ses paroles. En effet, au sein de la langue kurde, de nombreux dialectes existent, et l’origine de ces différenciations linguistiques n’est pas claire, et est encore étudiée par quelques chercheurs ; ce serait dû principalement aux grandes zones géographiques à reliefs sur lesquelles s’étendent les communautés yézidies de manière disparate. Dès lors, la tante de la jeune fille prend le rôle de traductrice suppléante, venant au secours de sa nièce dès que le besoin s’en fait ressentir.
Voile posé de manière relâchée sur la tête, tatouages olivâtres parsemés sur ses mains et ses bras, Hazmé semble attachée à ses traditions. Le voile, porté plutôt par quelques femmes plus âgées, n’est pas un signe religieux mais plutôt une empreinte culturelle liée au pays dont elles sont originaires. Ainsi, une femme assise à proximité explique que chez elle, c’était une «honte de sortir sans le voile et d’aller dans la ville». Pour d’autres, le voile n’est porté que lors des cérémonies aux morts – nous avons d’ailleurs pu assister à l’une d’elles. Une autre caractéristique particulière des femmes kurdes yézidies est le tatouage. De couleur olivâtre, il est constitué de lait maternel et de charbon, et est appliqué à l’aide d’aiguilles par un tiers. Représentant des lignes, des points, des croix d’Issa ou autres motifs, les tatouages sont souvent nombreux sur le corps des femmes ayant fait le choix d’en porter, soit dans un but esthétique, soit dans le but d’éloigner le troisième œil, qui attise la jalousie et provoque le malheur.
Cette femme, déracinée et intégrée à la fois, reste pleinement attachée à ses traditions, à son pays d’origine, à sa culture. Ses tatouages, sa langue, ses souvenirs, tous ces éléments lui fournissent un ancrage, une manière de rester elle-même, selon ses racines.

La persécution comme pilier identitaire ?

Lorsque l’on demande à un Yézidi de se définir, il commence systématiquement son explication par cette constante: la persécution. Johanna De Tessieres, photo-reporter, travaille depuis plusieurs années sur la question des Yézidis (elle organise d’ailleurs en ce moment une exposition à ce sujet). Pour elle, l’attention très marquée des Yézidis sur leur douloureux passif est une réalité: «Je ne saurais plus compter combien de fois on m’a dit par exemple le nombre 74, pour 74 persécutions. Petits et grands le connaissent. Il ressort constamment. Très clairement, leur difficile passé est fondamental dans leur construction identitaire. Et avec ce qu’ils ont vécu, cela se comprend parfaitement…»La connaissance du passé est pour Zerdest, indispensable à la construction d’un meilleur avenir: «Qu’il soit douloureux ou non, il est important de se le remémorer. Le transmettre est une évidence. Non pas pour nous infliger de la peine, mais pour mieux comprendre qui nous sommes.» Pour Zozan, les Yézidis ne font pas de fixation sur leur passé: «On en parle souvent parce que c’est la chose que les gens connaissent de nous.» Et si les Yézidis sont restés longtemps méconnus, Joachim Menant expliquait dans son ouvrage «Les Yézidis, ceux qu’on appelait les adorateurs du diable» que c’est aussi parce qu’ils sont particulièrement discrets. Si l’on peut s’imaginer qu’il s’agit là d’une attitude symptomatique d’un traumatisme aussi vieux que les persécutions à leur encontre, l’auteur estime que c’est là, la manifestation d’une vertu propre à cette communauté: «Les Yézidis parlent sans nul doute de leur culte avec discrétion; ils ne cherchent pas à l’imposer. Ces déshérités […] se sont chargés […] de donner un éclatant exemple de leur tolérance et de leur générosité.» Une analyse que partage Kniaz Tamoev, le représentant du Centre Identitaire Yézidi: «Nous sommes une petite communauté qui ne prêche sa religion que dans le cadre privé. Le respect des autres religions fait partie intégrante de notre croyance.»Cette «discrétion» serait tout de même une forme d’autoprotection pour Zozan: «Notre communauté a vécu tellement de massacres qu’on a l’impression d’être dans un cercle vicieux et que ça ne cessera pas. Donc on ne s’avance pas trop vite comme étant Yézidi, on n’en parle pas facilement…»

Belge yézidi, ça donne quoi ?

Ils sont nés en Belgique ou y sont arrivés jeunes. Et si la plupart sont originaires de Turquie, ils ne veulent rien entendre de ce pays. «Pour moi, la Turquie n’est pas mon pays. Même si toute ma famille y a vécu, insiste Zerdest. La Turquie ne nous a jamais acceptés tels que nous sommes, au contraire. D’ailleurs, je ne parle pas turc.» La Belgique constitue alors leur ultime espoir d’être officiellement reconnus: «Ce serait un cadeau inestimable pour nous. Mais avant tout, je pense que c’est notre droit de demander une reconnaissance à l’Etat. Nous avons toujours été bien accueillis ici, nous n’avons jamais eu de problèmes. Nous sommes très bien intégrés. Mais maintenant, nous voulons que notre culte soit officialisé au même titre que le Christianisme, le Judaïsme et l’Islam.»

La Belgique est la mère adoptive de la communauté yézidie.

Mais Suleyman Agirman, le président du centre culturel, insiste : «Nous avons vocation à être reconnus en tant que communauté à part entière, mais nous ne sommes pas repliés sur nous-mêmes. Tout le monde est le bienvenu ici. Il y a d’ailleurs des Kurdes musulmans et chrétiens, des Turcs athées, etc. Nous nous retrouvons ici lors des fêtes ou des funérailles. Nous organisons aussi des cours de langue kurde. Donc même si on a pour objectif de représenter la communauté kurde yézidie avant tout, on ne ferme les portes à personne, jamais.» Suleyman Agirman explique d’ailleurs avoir un rapport très privilégié avec la Belgique : «Quand je suis arrivé plus jeune, en Belgique, tremblotant, une femme m’a accueilli et prise dans ses bras. Aujourd’hui, cette femme représente pour moi le symbole de la bienveillance de l’Etat belge. La Belgique est la mère adoptive de la communauté yézidie.» Dans la même lancée, Zerdest explique qu’il doit beaucoup à l’Etat belge: «Je remercie ce pays qui est aujourd’hui le mien, d’avoir accueilli mes parents, de leur avoir permis de vivre une vie loin des conflits et des guerres.»

Perwin a 15 ans. Elle est née en Allemagne et est arrivée en Belgique à l’âge de six ans. Européenne, Kurde, Yézidie, elle n’est jamais allée en Turquie, la terre de sa famille. A la frontière entre les cultures yézidie et belge, adolescente, elle se construit en tentant de concilier les deux. Portrait.
En voyant cette jeune adolescente comme les autres, son visage souriant entouré de ses longs cheveux noirs, tenant son petit frère d’un an dans les bras, il est difficile d’imaginer sa vie, balancée entre d’une part la culture issue de sa nationalité familiale, kurde, et sa religion, le Yézidisme, et d’autre part la culture de l’Europe de l’Ouest, où elle est née. Symbole de cette mixité, Perwin parle ainsi six langues, dont le français, l’allemand, l’anglais, le néerlandais et le kurde.
Pour cette élève de l’Athénée de Liège, il est ainsi parfois complexe de jongler entre ses études secondaires et ses cours au centre yézidi de Liège. Perwin y suit en effet des cours de langue kurde et de religion yézidie deux fois par semaine, et, en vue d’apprendre les trois prières quotidiennes yézidies, se doit de connaitre chaque semaine quelques lignes de l’une d’entre elles. Malgré l’éventuel surmenage possible, elle ne le regrette pas: «Je sais que je suis Yézidie, mais je ne savais pas ce que c’était. Je me considérais alors davantage comme Kurde». Concernant les trois prières, Perwin apprend actuellement la prestation de foi, première prière de la journée, qui se déroule à l’aube. Par la suite, elle s’initiera aux deux autres prières, qui ont lieu respectivement le matin et le soir. Pour prier, les Yézidis doivent remplir plusieurs conditions: se trouver dans une pièce spéciale, réservée à cette activité, dans la maison d’un Cheikh; prier debout, les paumes levées vers le soleil; ne mettre aucun vêtement bleu, symbole du ciel qui ne peut par définition pas venir sur terre lors de la prière. Souvent, des objets symboliques embellissent la pièce: des plumes de paon, symbole de l’ange le plus puissant, l’intermédiaire entre Dieu et les hommes – le Yézidisme considérant qu’il y a sept anges au service de Dieu –, devant lesquelles il est interdit de prononcer des insultes; des broderies, soit aux couleurs kurdes, le vert, le jaune et le rouge, représentant respectivement la nature, le soleil, et le sang des martyrs qui a coulé, soit aux couleurs yézidies, le blanc, symbole de la pureté, et le rouge.
Perwin connait déjà une partie de son avenir. Sous le poids des traditions et de la religion, les mariages interreligieux – à noter que les convertis ne sont pas acceptés –, ou intercastes, même si les castes sont théoriquement considérées selon une hiérarchie horizontale et en égalité parfaite, sont interdits. Si cela peut sembler sévère d’un point de vue occidental, l’adolescente, consciente de cet état de fait depuis toujours, ne se rebelle pas contre ce système, bien au contraire.
«– Mais toi, Perwin, qui es née en Europe, si tu as envie de te marier avec quelqu’un d’une autre religion ou caste, le ferais-tu ? – Je ne tenterais pas, je sais que je ne peux pas, donc je ne vais pas aller vers ça. Je connais [des filles] qui l’ont fait et elles ont été bannies, reniées par leur famille. Certaines ont été pardonnées après, mais c’est une question très sensible».
Toujours dans l’évocation sa vie future, Perwin déclare qu’elle veut demeurer en Belgique. Même si elle est née en Allemagne, c’est en Belgique qu’elle a grandi. Elle ne s’est ainsi jamais rendue en Turquie: «Ça ne m’intéresse pas trop, je suis née ici (…). Peut-être qu’une fois j’irai, pour voir où mes ancêtres ont vécu, découvrir leur mode de vie, comment c’était avant, mais sinon non [je ne désire pas y aller]». Il lui est d’ailleurs très compliqué d’appréhender ce que sa communauté, sa famille, ses ancêtres ont pu subir lors des massacres. Elle écoute les récits souvent violents et emplis de souffrances de ses congénères, voit les images de persécutions à la télévision, mais ne vit tout ça qu’à distance. Durant le massacre de Sinjar, le 3 août 2014, des milliers de Kurdes furent massacrés: les hommes étaient tués, les jeunes garçons étaient embauchés comme futurs soldats à la solde de Daesh, et les filles étaient violées, torturées et vendues comme esclaves. Certains prisonniers arrivent à s’échapper, et font alors le récit de leur calvaire en arrivant ici, mais la menace d’être tués s’ils venaient à être rattrapés lors de leur fuite empêche un grand nombre de s’évader. Perwin en est consciente, elle est consciente des nombreux massacres et persécutions subis par les Yézidis tout au long de leur histoire, avec plus ou moins de violence selon les périodes, mais a du mal à réellement imaginer la vie des femmes de son peuple.
«Des petites filles de huit-neuf ans se font violer par dix hommes. A notre place, c’est dur d’imaginer la vie des femmes, ce qu’elles ont subi».
Elle est cependant fière de constater que les femmes ne subissent pas la «traditionnelle» double peine, à savoir le viol d’une part et le rejet de la communauté envers la femme violée d’autre part. Alors que le viol constitue une importante arme de guerre, détruisant non seulement la personne elle-même mais également le noyau familial qui gravite autour, les Yézidies peuvent compter pleinement sur le soutien de leur communauté. Il en est de même pour l’avortement: interdit en temps normal, il est autorisé aux femmes enceintes de leurs bourreaux, sans qu’elles soient jugées ou rejetées. Malgré les viols subis d’une part, et l’obligation pour une femme yézidie d’être vierge à son mariage d’autre part, les femmes kidnappées par Daesh ne sont donc pas rejetées de leur communauté, comme c’est parfois le cas dans d’autres sociétés lors de guerres.
Consciente de la situation de son peuple, Perwin ressent le besoin de connaitre sa culture kurde yézidie, de l’apprendre, de la pratiquer, afin de préserver ce qui risque d’être détruit par les trop nombreuses persécutions. D’autre part, elle veut également vivre au sein de la culture belge, son pays également, à travers l’école, les amis, sa connaissance des trois langues officielles… A la lisière de ces deux cultures, intermédiaire de ces différentes traditions, lucide sur le poids du passé qui fait partie d’elle et de son rôle dans la préservation de l’identité kurde yézidie, Perwin façonne sa propre culture.

Si les Yézidis se sentent parfaitement intégrés en Belgique, ils n’en restent pas moins très attachés à leur culte, et certaines règles sont inviolables. Par exemple, les frontières entre les castes sont toujours aussi étanches, même en Belgique. «Dès mon plus jeune âge, se souvient Perwin, mes parents m’ont expliqué que mon futur conjoint devra être Yézidi et «Murid», la caste à laquelle j’appartiens. Et je le vis bien. Pour moi, c’est tout naturel et cela me convient très bien. Ce serait la première chose que je demanderais à quelqu’un avant d’aller plus loin. L’avantage, c’est que je sais déjà dans quelle direction chercher (rires)». Kniaz Tamoev, représentant du Centre Identitaire Yézidi, le confirme: les règles internes au Yézidisme ne changent pas, quel que soit le contexte. Le Yézidisme a pour vocation de s’adapter à tout type de terreau puisqu’il se pratique «essentiellement en privé». «Allier notre culture et religion yézidies et notre identité belge est en fait tout naturel et très simple. Aujourd’hui, je suis parfaitement intégré dans la société belge tout en gardant ma culture et mes racines», ajoute Zerdest.

Un avenir plus lumineux dans la grisaille belge

Les Yézidis sont un peuple oppressé mais ce sont aussi et surtout, des battants et des résistants.

Si les Yézidis sont conscients du danger que leur communauté encourt toujours à l’heure actuelle dans le monde, ils sortent peu à peu de leur silence. «Il n’y a pas si longtemps, ils n’osaient pas se revendiquer comme Yézidis, se rappelle Johanna De Tessieres. Ce n’est d’ailleurs que récemment qu’ils ont accroché l’écriteau sur la devanture de leur association. Les Yézidis sont un peuple oppressé mais ce sont aussi et surtout, des battants et des résistants. Ils sont prêts à se faire entendre, assure-t-elle. C’est leur moment.»
Faire parler d’eux pour se faire connaître, mais également pour revendiquer leurs droits : «Ce que nous voulons, c’est être officiellement reconnus en tant que Yezidis, et que notre religion soit acceptée comme toutes les autres, explique Zerdest. Nous aimerions arrêter de justifier sans cesse notre croyance. Nous aimerions aussi que le voile soit levé sur tous les massacres qu’a vécus notre peuple.» De la reconnaissance donc, mais aussi de la connaissance: «La haine vient de l’ignorance, avance Souleyman Agirman, donc il est important que nous nous fassions connaître et engagions le dialogue.»
Et la (re)connaissance passe par exemple, pour Perwin, par des cours de religion yézidie à l’école: «Ce serait vraiment pas mal, j’aurais vraiment l’impression que ma religion est aussi reconnue que les autres qui sont enseignées. Alors que maintenant, je suis obligée de faire un choix qui n’est pas le mien. Et donc je vais en morale.» L’école, c’est aussi là que ce sont cristallisés les préjugés à l’encontre de la confession yézidie pour Zerdest: «Mes amis musulmans me disaient que les Yézidis adorent le diable. Quand je leur demandais pourquoi, ils répondaient que c’était ce qu’on leur avait dit. Beaucoup ne me saluaient plus de la même manière après avoir su que j’étais Yézidi. Et à côté de ça, aucun cours n’était donné sur les Yézidis dans le programme.» Zerdest espère également bénéficier d’une reconnaissance plus marquée dans le paysage médiatique belge. «Je trouve que les médias ne relatent pas assez la réalité sur le terrain, regrette-t-il. Ou ils n’ont peut-être pas les moyens, ou pas encore les connaissances nécessaires pour parler des Yézidis.»
La visibilité et la reconnaissance, tels sont donc les leitmotivs de cette communauté désabusée qui place tous ses espoirs en notre petit royaume. Si leur passé continue encore à les hanter, leurs regards n’en sont pas moins tournés vers l’avenir, car c’est aussi ce qu’ils demandent: pouvoir le construire en paix.