16/03
2015
par la rédaction

Statut de l’artiste: mort programmée de la culture?

Depuis le 9 octobre 2014, l’accord du gouvernement «reconnaît le statut distinct pour l’artiste» et précise que «la réglementation actuelle est évaluée, ajustée, optimisée afin d’éviter des abus et de réduire les pièges à l’emploi.» L’an dernier, l’écrivain anversois Tom Lanoye annonçait déjà à La Libre: «Bart de Wever veut sa revanche contre les artistes». Dès lors, comment devons-nous appréhender les mesures d’ajustement annoncées par cet accord gouvernemental?

Par Hajar Boulaich, Rosa Corona,  Laure Mukeng, étudiantes du MIAS1 de l’IESSID, catégorie sociale de la HE Paul-Henri Spaak

Petite rétrospective

Les artistes et les techniciens du spectacle revendiquent la liberté de créer, tout en affirmant la nécessité d’une protection sociale liée à leur mode de travail intermittent. Et leur combat ne date pas d’hier… Les modifications législatives, cadencées au rythme d’une par décennie, questionnent beaucoup sur la pesanteur de notre système administratif qui semble inapte à ajuster son métronome à la réalité. Travailler librement comme salarié via des contrats de courte durée est chose courante dans le secteur artistique. Mais en 2011, lorsque l’Onem s’éloigne des missions qui lui sont conférées et interprète la loi belge pour remettre en cause le statut protégé de l’artiste, la crise éclate. Trois ans plus tard, le gouvernement Di Rupo décide de réformer le statut de l’artiste par des mesures entrant en vigueur à la date du 1er avril 2014. Cette législation permet certes de clarifier un peu la situation mais la Commission Artistes censée délivrer un «Visa» ou une «carte artiste» n’est, à ce jour, toujours pas effective.

Selon le membre du SETCa, Alexandre Von Sivers, il faut distinguer deux catégories de travailleurs artistiques: les intermittents du spectacle (artistes et techniciens), d’une part et d’autre part, les auteurs reconnus comme tels par la loi du 30 juin 1994 sur le droit d’auteur. Ces deux catégories ne peuvent être confondues et doivent être traitées différemment, ce qui n’est pas le parti pris de la législation de 2014. L’une des raisons pour lesquelles certains acteurs du monde artistique ont le sentiment de s’être vu imposer la création de cette commission.

Et sur le terrain, que se passe-t-il?

La réforme sur le statut de l’artiste est entrée en vigueur mais dans l’absolu, que dit-elle réellement? Alexandre Von Sivers 1 donne déjà le ton «en tant qu’artiste, je ne connais pas le flou artistique, il n’existe pas. Par contre le flou juridique, je connais très bien!» et de nombreux autres artistes lui donnent raison. Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’un artiste déjà? Là encore les avis divergent – pour ne pas dire que la situation est perçue comme schizophrénique. Selon Smart 2, association professionnelle des métiers de la création, «s’il existe dans la législation sociale certaines règles spécifiques applicables aux artistes, il n’y a toutefois pas de ‘statut’ spécifique pour les artistes.»

Les barèmes pour pouvoir obtenir le «statut» sont très stricts et de nombreuses personnes ont beaucoup de difficultés à y parvenir. Il est important de souligner que parfois, les répétitions ne sont pas comptées comme travail en soi et ne sont donc pas rémunérées. Pour le syndicaliste, bien que ce soit pratique courante, ceci reste illégal. Parallèlement, le directeur du Guichet des Arts nuance 3:

[do action= »citation »]«Il faut considérer que le fait que certaines répétitions ne soient pas rémunérées relève des conditions socio-économiques dans lesquelles les projets se créent et non de la qualification du travail. Et cela vaut aussi pour les pratiques qui visent à ne pas rémunérer un artiste à la valeur du travail».[/do]

Les effets pervers sont légion; ils poussent souvent les différents milieux à casser les prix. Les patrons de cafés diminuent souvent les salaires pour les prestations musicales, d’où l’impossibilité de rentrer dans le barème. À cachet difficile, il faudra plusieurs prestations pour établir un contrat légal, le principal effet engendré par ce schéma étant bien évidemment le travail au noir.

Cela risque probablement de s’accroître avec le fait que beaucoup d’artistes rencontrés font partie des personnes qui ne bénéficient plus des allocations de chômage dès janvier 2015. Certains avouent même être quelque peu soulagés de ne plus avoir à constamment rendre des comptes sur leur situation, mais restent bien préoccupées par leur avenir. À ce stade, il est encore trop tôt pour savoir si l’accord gouvernemental et les nouvelles mesures auront véritablement un impact positif sur le milieu artistique et clarifieront les confusions légitimes des personnes concernées ; tout porte à croire que ce ne sera pas encore suffisant. D’une part, nous sommes aujourd’hui, à la vieille de la réforme des allocations d’insertion qui va, selon la FGTB, entraîner l’exclusion de 30.000 demandeurs d’emploi dont 25.000 wallons au 1er janvier 2015. D’autre part, les conséquences inévitables de la réduction des subventions de la culture à tous les niveaux de pouvoir ne peuvent qu’ajouter de la noirceur au tableau qui se profile.

Avec ou sans Commission Artistes ?

La Commission Artistes qu’à instituée le gouvernement Di Rupo n’est pas une innovation, le dispositif existe depuis une dizaine d’années. Par contre, avec la réforme de 2014, telle que l’explique Gaëtan Vandeplas 4, directeur du Guichet des Arts: «Cette commission s’est vue assigner deux nouvelles missions. La première était de créer ce visa artiste qui permet d’utiliser l’article 1er Bis c’est-à-dire de transformer le fruit du travail en salaire soumis à cotisation ONSS lorsque les conditions qui permettent d’établir un contrat de travail ne sont pas réunies. L’autre décision, qui est peut-être un peu plus marginale, est de mettre en place une carte artiste pour permettre le RPI, le régime des petites indemnités ; la carte artiste n’est pas une modification, elle avait déjà été introduite dans les années 2000 mais jamais été mise en place ni activée.»

Dans le secteur privé, cette Commission est aussi perçue comme une excellente initiative ; le blogueur de Smart, Roger Burton 5, fait remarquer: «C’est le premier organe institutionnel créé au niveau fédéral pour réfléchir sur la question artistique. Ne fût-ce que ça, ça mérite d’exister!».

Le bureau social pour artiste (BSA) «Smart» fut longtemps pointé du doigt par l’Onem. Certes cette organisation a bénéficié des béances du cadre législatif belge mais peut-on lui reprocher de s’être établie pour fonctionner comme tiers dans la relation de travail ? Alexandre Von Sivers 6 explique que de nombreux employeurs publics passent par un bureau social pour artistes (intérim ou Smart) et considère que «ce n’est pas Smart qui est dans l’illégalité mais les employeurs. Cette irresponsabilité des employeurs a constitué le fonds de commerce de Smart mais on a permis cela et c’est une responsabilité politique.»

L’arrêté royal du 28 novembre 1969 (article 3,2°) établissait une «présomption irréfragable de salariat» en faveur de tous les artistes de spectacle. Cette présomption irréfragable a été remplacée dans la loi-programme du 24 décembre 2002 par une présomption simple en faveur de tous les artistes. Alexandre Von Sivers estime que la présomption irréfragable de salariat devrait être restaurée pour les artistes du spectacle. L’article 1bis nouveau de la loi du 27 juin 1969 permet aux artistes indépendants d’émarger à la sécurité sociale des salariés, grâce à un «visa d’artiste», mais aux dires du syndicaliste, la législation du chômage est inadaptée aux réalités professionnelles du secteur.

De façon plus générale, notre ère ne ressemble-t-elle pas à celle du «free-lance hybride»? Si le temps du CDI semble toucher à sa fin, le lien de subordination subsiste pourtant dans de très nombreux secteurs dans lesquels les travailleurs répondent à des commandes, des missions ou des projets. D’après Roger Burton 7 :

[do action= »encadre »]«Il y a des besoins produits par le marché qui sont de plus en plus nombreux mais inversement il y a aussi de plus en plus de gens qui ne veulent plus être seulement soumis à cette loi du marché, qui ont envie de se réapproprier le sens et la valeur du travail, de se trouver un équilibre entre la passion et la nécessité de vivre, et qui peuvent trouver dans nos outils l’occasion d’une réappropriation sur le moyen et long terme, dans la continuité, malgré des projets et des financements qui sont ponctuels».[/do]

Avec ou sans culture ?

Dans les années 70, la première réforme de l’État communautarise la Culture. La Flandre entre dans une logique de l’investissement en termes de structure permettant aux artistes néerlandophones de faire une longue carrière. Du côté francophone, la pérennité de l’emploi dans le secteur artistique est nettement plus faible, ce qui crée un grand déséquilibre en matière de Sécurité sociale. La presse n’a cessé de faire résonner le malaise des intermittents. Des spécialistes se sont questionnés sur le subventionnement de la culture. Le 30 avril 2004, par exemple, le juriste et philosophe Corentin de Salle (directeur scientifique du service d’études su MR) marquait dans La Libre la nécessité de promouvoir la culture: «La question est de savoir s’il existe véritablement une politique culturelle en Communauté française.» 8 Son article fit rebondir un professeur de l’ULB, Victor Ginsburgh, spécialiste belge en économie, qui désignait «le vrai coupable» comme étant «notre enseignement primaire et secondaire qui fait de plus en plus de place à la science et, par conséquent, de moins en moins à la Culture 9 ». Ce débat atteste de la culture en tant que vecteur économique considérable ; encore faut-il permettre aux artistes de pouvoir travailler qualitativement en s’efforçant au préalable d’y intéresser le public. Selon Victor Ginsburgh un investissement public massif dans l’éducation aux arts et à la culture ferait repartir à la hausse la consommation culturelle . 10

Partout dans le monde, il faut constater que les enveloppes de la Culture n’ont fait que décroître. Sur le site Web www.pasennotrenom.be cette décroissance est exprimée par des chiffres dans la pétition lancée début 2014: « Sauvez la culture! Stop aux réductions budgétaires! » 11

Et en ce moment, le gouvernement ampute les budgets publics et la Culture n’y échappe aucunement. L’administrateur général de la RTBF, quant à lui, confie au Soir en date du 26 novembre dernier :

[do action= »encadre »]« La culture n’est pas faite pour le prime time ».[/do]

De manière générale, le gouvernement Michel ne semble pas du tout s’intéresser au statut de l’artiste. Il se borne à quelques lignes non exhaustives dans l’accord gouvernemental. L’écrivain anversois Tom Lanoye l’annonçait déjà l’an dernier à La Libre :

[do action= »encadre »]« Bart De Wever veut sa revanche contre les artistes ».[/do]

Apparemment il en va de même pour Charles Michel et son gouvernement, qui ne s’attaque pas directement au statut d’artiste, mais, de manière plus insidieuse, s’en prend à l’entièreté de la culture.

L’urgence d’une vision globale commune …

Aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’oser un débat comme celui du 12 mai dernier organisé au Théâtre Royal du Parc intitulé cyniquement «Avec ou sans culture ?», comme s’il était question d’annoncer ultérieurement celui du «Avec ou sans démocratie ?». Non! Aujourd’hui il est grand temps de récupérer les retards des étouffantes machines administratives, encapsulées et sclérosées. Il faut agir en considérant les changements amorcés de notre paysage socio-économique, en observant que son rythme de transformation est exponentiel depuis plus d’un demi-siècle. En ce sens, il est autant prioritaire que sage que l’Europe décide d’unir ses forces pour agir sans tarder dans la perspective d’une vision globale commune centrée sur le respect des valeurs humaines.

L’initiative de la création du Guichet des Arts par la précédente Ministre de la Culture, Fadila Laanan (PS), est en ce sens un énorme pas en avant. Son directeur Gaëtant Vandenplas explique: «Nos quatre missions représentent un panel large d’expertise et de vision du présent dans les outils qu’on déploie et d’avenir dans le travail prospectif; chose qui n’a encore jamais été faite d’une manière transversale tant du côté francophone que néerlandophone.» La volonté de s’associer pour la réflexion avec son pendant néerlandophone, le Kunstenloket est d’autant plus louable: «Le Kunstenloket a une mission concentrée sur la compétence juridique. Car en Flandre les structures d’expertises qui étaient plutôt sectorielles sont en train de fusionner dans une grande et seule structure. Le modèle que la Flandre est en train de mettre en place en matière d’expertise et de conseils commence à ressembler beaucoup aux missions du Guichet des Arts, ce qui va permettre une collaboration très active. »

Récemment, l’avocate Suzanne Capiau, spécialisée en matière de droit d’auteur, s’exprimait en insistant sur la nécessité de s’interroger différemment sur : « la question de la relation de l’individu à un espace de travail mondialisé, connecté, de plus en plus intermittent, impliquant une pluralité de partenaires et d’autre part, la question consécutive de son lien à une communauté solidaire » 12. Le directeur du Guichet des Arts tient des propos tout à fait similaires :

[do action= »encadre »]« Le mécanisme de sécurité sociale répond de moins en moins à notre modèle de travail, à la réalité sociale globalisée. Je pense que ça va prendre 15 ou 20 ans pour réformer mais c’est pour moi un objectif prioritaire. »[/do]

Au 1er janvier 2015 le budget des réductions de cotisations patronales de Sécurité sociale passe aux Régions, le groupe cible artiste également. Un risque d’inégalité de traitement verra donc le jour. Quant à l’enveloppe budgétaire nécessaire au fonctionnement de la Commission Artistes, elle n’a même jamais été pensée par le gouvernement précédent et force est de constater que Maggie De Block n’a, à ce jour, pas communiqué d’agenda à ce sujet. Quant aux membres, ils ne se sont encore jamais réunis. Toute faisabilité d’un projet se joue dans le passage à la case budgétisation. À l’heure des coupes budgétaires, tout porte à croire qu’il sera difficile de trouver l’enveloppe! Il nous reste donc à oser espérer que ce qu’entend le nouveau gouvernement en termes d’ajustement du statut distinct pour l’artiste va aller dans le sens de la prise en compte de la réalité du terrain.

Avec ou sans Démocratie ?

Les artistes,ne sont-ils pas la partie visible e d’un véritable iceberg dévoilant progressivement un réel problème social? Il y a fort à parier qu’après eux, suivront toutes les autres catégories de travailleurs qui souffrent de l’emploi saisonnier, de ces revenus divers et aléatoires. Le 15 décembre 2012, la journaliste Adrienne Nizet s’interrogeait déjà dans Le Soir : « Le statut d’artiste étendu aux maraîchers? » 13

Le danger de l’appauvrissement de la culture n’est-il pas aussi celui de la disparition complète de notre démocratie ?

[do action= »encadre »]Petite chronologie de la situation sociale des artistes

1967: Adoption de l’arrêté royal n°38 du 27 juillet. Les droits d’auteur échappent à toutes cotisations sociales, si les artistes ont d’autres sources de revenus professionnels pour lesquels ils cotisent.

1969: Adoption de l’article 3,2° de l’arrêté royal du 28 novembre ayant pour objet d’étendre le bénéfice de la sécurité sociale des travailleurs salariés, aux artistes de spectacle de toutes les disciplines, et notamment aux danseurs, maîtres de ballet, acteurs, comédiens, figurants, chanteurs, musiciens, chefs d’orchestre et autres artistes de scène.

2000: L’affaire Fonteneau provoque de nouveaux remous dans les milieux politiques et artistiques. Cette romancière est condamnée à rembourser ses allocations de chômage parce qu’elle a écrit son roman pendant qu’elle était au chômage. Le tapage médiatique qui s’en est suivi convainc le ministre de l’emploi et du travail, Laurette Onkelinx (PS), d’adopter l’arrêté du 23 novembre portant la réglementation du chômage en faveur des artistes.

1991 : À partir du 26 novembre, peuvent bénéficier du maintien de l’allocation chômage à son taux maximum, toute personne qui travaille dans des liens de contrats de courte durée.

2002 : Abrogation d’un article de l’arrêté royal de 1969. Depuis lors, flou . Exclusion fréquente des artistes par l’Onem.

2011 : En novembre la règle change. Désormais, il faut 3 contrats par an pour maintenir son taux maximum au chômage. Puis 3 prestations.

2014 : A partir du 1er avril, l’accès aux allocations de chômage et le maintien au taux maximum après un an de chômage devient très difficile.[/do]

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