04/09
2020
par Par Lisa Lefevre, Armelle Efoumene, Edith Mukahigiro et Honorine Mouelle, étudiantes du MIAS1 de l'IESSID, catégorie sociale de la Haute École Bruxelles Brabant (Bruxelles).

Belle-de-nuit ! Un statut qui flirte entre légalité et illégalité

23.000 personnes prostituées en Belgique. 365.000 euros par an en moyenne pour un propriétaire d’une vitrine rue d’Aarschot. Des chiffres interpellants dans un monde où le plaisir et l’argent se courtisent sur des terrains glissants. Prostitution clandestine, fraudes sociales, évasions fiscales, blanchiment d’argent, risques sanitaires, insécurité… autant d’illégalités qui mènent à une crise de légitimité de ces belles-de-nuit et à des croisades réglementaires à leur égard.

Que dit la loi en Belgique ?

En Belgique, la prostitution n’est ni institutionnalisée, ni interdite. L’art. 380 du Code pénal interdit le racolage, l’incitation à la débauche et le proxénétisme. De ce fait et selon l’art. 121 de la nouvelle loi communale, ce sont les communes qui vont être les acteurs de régulation de cette matière tant au nom de la sécurité publique que pour les impositions.

Peut-on alors dire que la prostitution est légale et l’exploitation de la prostitution interdite? Pas si simple… Il est difficile d’obtenir des précisions sur les politiques en vigueur sur le terrain car les limites entre la criminalité et la légalité sont fines sur plusieurs aspects. Tout d’abord, sur la nature-même de la prostitution. Est-elle légale oui ou non? D’une part, le code pénal réprime les outrages publics aux bonnes mœurs et d’autre part, il ne l’interdit pas. Ensuite, sur le choix de se prostituer. Y a-t-il incitation à la débauche? Les maisons closes respectent-elles les choix des prostituées? Sont-elles des maisons de débauche? Est-ce un délit du coup? En théorie, oui mais en pratique, cela varie selon les contextes. En tout cas, les vitrines, les clubs d’hôtesses, les statuts de contrat «indépendant» sont tolérés et taxés. Est-ce un premier pas vers une reconnaissance de statut? Ou plutôt une tentative de rentabilisation fiscale? Ou encore une manière d’apporter un contrôle progressif de ce phénomène social? Mais alors pourquoi ne pas véritablement concevoir un statut indépendant pour ces travailleurs avec une réglementation de travail applicable? Enfin, les limites sont poreuses aussi lorsque tout ceci engendre des stratégies de blanchiment d’argent, d’évasions fiscales, d’acceptation de la violence symbolique ou physique sans recours en justice aisé, ou encore des artifices tels que les drogues, les jeux d’argent…

Représentations sociales

Selon H. Becker, dans Outsiders: études de sociologie de la déviance, la notion de «déviance» est une caractéristique de l’interaction entre la société et la personne ou le comportement déviant, et non pas un trait spécifique de cette personne ou de son acte. Pour lui, la société met elle-même en œuvre la déviance en créant des règles à briser, en étiquetant et en donnant un statut particulier à ceux qui vont à l’encontre de ces règles, en les nommant « déviants ». La personne prostituée n’est donc pas déviante directement à cause de son acte ou de ses caractéristiques personnelles, mais bien parce que la société considère cet acte comme étant contraire aux normes voire en le sanctionnant.

Dans la réalité, la reconnaissance du fait social qu’est la prostitution est assignée uniquement au comportement sexuel de la personne prostituée, comme si celle-ci était la seule variable du phénomène. Or la déviance ne peut être isolée de son contexte. Il n’existe pas d’universalité des normes. Celles-ci sont le résultat d’un construit social et culturel et non pas une conséquence directe d’une morale universelle. Ainsi, quand la thématique de la prostitution est évoquée, les perceptions imagées sont les bas-résilles, l’hyper-maquillage, les mini-jupes sur le bord du trottoir, une attitude provocatrice et vulgaire, un langage direct et une absence d’intelligence ou de réflexion élaborée. Cette image de la femme prostituée-type n’est en fait qu’une mise en scène répondant aux critères et fantasmes masculins, séparément de l’identité des personnes et de leur vie privée. Une belle-de-nuit formule: «Je suis très pudique à l’extérieur et pour beaucoup des filles, c’est pareil. […] La baby face est bien recherchée! En plus du jeune âge, les clients en ce moment recherchent du naturel, de la sincérité – enfin, plutôt de l’absurdité déguisée en sincérité! […] Je réfléchis à investir.»

Un phénomène légal mais aussi avec quelques petites tensions à tendance illégales…

  1. Distinction entre prostitution déclarée et clandestine

Comme pour toutes les professions, en Belgique, toute activité non reconnue administrativement est interdite. Du coup, les travailleurs du sexe ont intérêt à se faire engager comme employés ou à obtenir le statut d’indépendant. Sauf que tous ne pourront pas y accéder ou encore que le statut de travailleur du sexe indépendant n’est pas accepté en tant que tel, mais plutôt lié à un statut de masseur ou de serveuses. Il n’y a pas de réglementations précises pour les reconnaître administrativement, fiscalement et juridiquement. Du coup, elles se mettent en situation nébuleuse, de fraude tolérée. Et pour les autres actives clandestinement, sans équivoques, elles sont en situation de fraude sociale, d’illégalité. Il s’agit de prostitution clandestine. Le but de se déclarer est de participer à la cause collective du pays mais aussi de se protéger juridiquement, financièrement et médicalement. Les non-déclarées se mettent alors en situation de cachette, de danger et de fraude sociale.  Parfois, elles n’ont pas le choix au vu de manipulations par autrui ou de leurs situations de précarité, surtout d’irrégularité du titre de séjour.

  1. Quelle légitimité pour ces travailleurs ?

Les revendications d’ouverture à un statut (spécifique ou non) des travailleurs du sexe vont à l’encontre des mouvements abolitionnistes. Cette profession à part entière peut heurter des sensibilités et des moralités sociales, éveiller des soupçons d’exploitation humaine ou même de perversion, de «Mal». Ceci freine une réelle reconnaissance de ce métier par la société, qui s’en trouve violente envers ces travailleurs. Une belle-de-nuit précise: «C’est dur de ne pas avoir d’estime des autres.» À l’heure où le capitalisme prime, où l’argent domine, où les banquiers ont le droit d’expulser des créditeurs non-payeurs, comment cela se fait-il que les prostituées déclarées, qui répondent à une demande, ne puissent pas être considérées par la société comme des professionnelles offrant des soins corporels, avec un statut, et être perçues comme des businesswoman de leur corps?

Aujourd’hui, tolérer ce phénomène ne suffit plus, il est temps de les reconnaitre socialement et juridiquement. L’élaboration de ce statut doit se construire collectivement, avec un respect de chaque acteur: population, clients, travailleurs du sexe et État. In fine, ne s’agit-il pas de rechercher une meilleure condition féminine et plus de sécurité pour tous? Peut-être mais sur le terrain, les patrons occupent certainement une place de pivot central et souvent problématique tant en termes d’opacité des transactions et de conditions de travail (règles d’hygiène, gestion du personnel, libertés financières ou d’attitudes en incohérence avec les normes collectives…) que sur le vrai choix réfléchi de leurs travailleurs. Est-ce un métier choisi à partir du moment où une tension entre les pensées corps-travail-argent-indignité et corps-privé-intimité-dignité traverse les esprits? Une belle-de-nuit illustre ceci en disant: «On est accro à ce mode de vie, à l’argent. Il ne faut pas que je manque. C’est le manque le plus difficile. Je suis une fashion victime, j’aime les voyages, etc. En général, on continue pour maintenir le mode de vie. Le travail, c’est de l’argent point barre. Si tu commences à trop y penser, il vaut mieux arrêter car sinon tu vas commencer à prendre des drogues ou autres.»

  1. Fraude sociale, évasion fiscale et blanchiment d’argent

Cette profession génère beaucoup de liquidités. Qui dit liquidités dit investissements ou dépenses. Mais pour cela, il faut pouvoir justifier l’origine de l’argent, ne pas être en situation de fraude sociale, être légitime et reconnu en termes de statut. Même si les travailleurs du sexe sont déclarés avec un statut d’indépendant, celui-ci est souvent un «faux» et beaucoup de banques, notaires, entreprises se méfient par peur d’être liés à du proxénétisme et d’être accusés. Que cela soit pour les déclarées ou non, il est difficile d’investir le fruit de leur travail, d’entreprendre des projets et d’éventuellement raccrocher. Or, comme indique une belle-de-nuit: «C’est important d’avoir un chez soi, pour avoir des repères.»

  1. Prostitution clandestine et risques sanitaires

Outres les aspects de fraudes sociales, d’évasion fiscale, de blanchiment d’argent, de consommations diverses, lors de prostitution clandestine, les risques de transfert de maladies sont plus élevés. Le suivi des règles d’hygiène et l’utilisation de produits adaptés ne font pas d’office partie des préoccupations de la praticienne. Les infections peuvent se propager. De plus, elles ne sont pas toujours promptes à avertir leur médecin sur leur activité et du coup ne bénéficient pas des soins adaptés ni ne bénéficient d’un suivi régulier et adapté de leur santé et de leurs vaccins.

  1. Prostitution et risques de sécurité

«Seule, tu dois monter une boite, louer un lieu et tu ne sais pas non plus qui viendra t’ennuyer ou non», raconte une belle-de-nuit. Les prostituées clandestines sont des proies faciles pour l’exploitation par des personnes indélicates recherchant du profit ou des actes de soumission, de violence, de jeux sexuels forcés, au mépris de leur intégrité physique.

Il faut noter que ces risques existent également pour la prostitution déclarée mais sont atténués de deux manières. Premièrement, elles sont suivies médicalement, ont droit à la Sécurité sociale et donc accès aux soins. Deuxièmement, la plupart vont travailler dans des clubs, maisons, vitrines parce qu’il y a une certaine sécurité assurée par la structure. Cette sécurité permet au gestionnaire, le patron, de s’approprier en général 50% des recettes du travail effectué. Une belle-de-nuit réplique: «Ça revient presqu’à un Mac sauf qu’ici on a le droit de lui dire ‘Fermes-ta gueule et je dégage!’ C’est ça la seule différence.»  Le reste étant normalement déclaré et taxé, justifiant l’accès à la sécurité sociale. Mais en même temps, la structure offre sécurité. «Pour monter, les gens doivent passer par l’accueil, la surveillante. Ils doivent donner leur nom, prénom, numéro de téléphone. Ensuite, on les fait monter. Et après, on me demande si je veux monter ou non. […] L’État peut à tout moment demander les comptes de fidélité pour vérifier nos chiffres, sur la base d’un mandat» déclare une belle-de-nuit. Cependant, cela n’empêche pas totalement les risques de chantages, de vols vu leurs liquidités, d’abus, de trahison. Une belle-de-nuit témoigne: «C’est triste de voir comment des gens peuvent nous trahir pour de l’argent! […] On ne peut même pas faire confiance aux autres filles. Il y a de la concurrence et de la jalousie. Parfois, on se choppe les clients entre nous!» De telle sorte qu’une méfiance constante et une certaine prudence s’installent au quotidien.

Quelques pistes…

Que cela soit à la Capitale ou dans de plus petites villes, les différents entretiens avec des prostituées déclarées et non-déclarées ont mené à des résultats semblables: un flou juridique qui permet un marché financier d’offres répondant à des demandes mais aussi qui attire des dérives, des entorses à la loi. Face à ce phénomène, comment la société et les politiques vont-elles statuer? Sommes-nous dans une ère de transition, de retour en arrière ou d’immobilisme? Quoi qu’il en soit, les pistes pour progresser sont nombreuses.

  • Dans le respect de tous les acteurs pour mieux éviter les flous juridiques, les cachettes de prostitution, les risques et les marginalisations, mais sans banaliser l’activité, il y aurait lieu de préciser la loi en matière de prostitution pour harmoniser le phénomène sur le territoire belge au niveau communal, fédéral mais pourquoi pas aussi à plus grande échelle vu la tendance actuelle de mondialisation, de réseaux et d’échanges professionnels? «Il devrait y avoir des collaborations entre les pays pour mieux gérer le sujet. Il y a beaucoup de filles étrangères qui viennent travailler ici. Il y a beaucoup d’argent réinvesti ailleurs. […] C’est dangereux. Moi, j’ai eu une promesse d’être serveuse dans un club pour 2.000 €/mois, mais la fonction de serveuse était différente. Il s’agissait d’hôtesse à vrai dire. Après avoir traversé la Méditerranée, je n’avais pas vraiment d’autre choix que d’accepter cet emploi. Comment retourner? Rester dans la rue?», explique une belle-de-nuit clandestine. D’ailleurs, il existe bien un symbole international des travailleurs du sexe: les parapluies rouges.
  • Soutenir la reconnaissance du statut indépendant et/ou créer des maisons closes publiques où les travailleuses gagneraient le fruit de leur travail après déduction des cotisations patronales, en d’autres termes avec un régime fiscal qui ne diffère en rien des autres. Pourquoi ne pas créer une commission paritaire autour de ce statut, ne pas reconnaître des droits auxquels tout travailleur pourrait prétendre? Tout le monde ne serait-il pas gagnant? Les travailleuses protégées, la société régularisée, les clients en bonne santé, l’État enrichi? Selon les filles interrogées, la transparence semble déranger certains comme les patrons «qui abusent financièrement» et comme l’État qui veille au respect des mœurs. Mais plusieurs pensent que l’État doit intervenir au nom de la protection des filles, de la société contre des violeurs, de l’hygiène publique et des demandes des clients dans l’anonymat. «Ça crée de l’emploi, des taxes et du plaisir. En plus, on est un garde-fou de violeurs!» rappelle une belle-de-nuit.
  • Soutenir psycho-socio-médicalement ces travailleurs pour les reconnaître, favoriser des rapports sains et sans violence, avec des protections hygiéniques fiables, pour les aider à prendre des décisions en pleine conscience, les écouter, les épauler, les informer et aussi, quand le souhait est émis, les accompagner à s’insérer dans la société par d’autres moyens que l’utilisation de leur intimité, qui peut provoquer une dissociation de soi et un sentiment de mépris social.
  • «Hey mec! Je suis une femme, je suis cassable, alors respecte-moi!» s’exclame une belle-de-nuit effarée parfois par les attentes des jeunes clients. Effectuer de la prévention auprès des jeunes sur la sexualité, la distinction entre le réel et les médias pornographiques, mais aussi auprès des personnes en situation précaire qui voient dans ce travail une issue. Une belle-de-nuit active dans une ville moyenne explique son élément déclencheur: «Un jour j’ai été déscolarisée et que je devais faire face à mes frais car le CPAS m’avait sanctionnée. J’ai tenté d’obtenir de l’argent de ma maman et elle me l’a refusé sous prétexte que c’était moi la fautive. En plus, j’étais anorexique à ce moment-là et il fallait que je paie des médicaments spécifiques. Du coup j’ai commencé à réfléchir à des moyens de me faire de l’argent rapidement…»

 

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