19/12
2021
par Malika, Mohammed, Miguel, Mario, Marinette

Bruxelles : « Un premier pas vers une politique qui vise à ne laisser personne au bord de la route »

La première salle de consommation de Bruxelles s’apprête à ouvrir ses portes après des années d’interpellations du secteur « assuétudes ». Un dispositif que les porteurs du projet résument en trois mots : accueil, soin et dignité. Interview de Bruno Valkeneers et Nicolas De Troyer, de l’asbl Transit, association d’accueil et d’hébergement pour usagers de drogues, qui porte le projet en collaboration avec la Maison d’accueil socio-sanitaire (MASS) de Bruxelles.

La salle, organisée sur 640 mètres carrés et quatre niveaux, prévoit un parcours pour l’usager qui sera acheminé de l’espace d’accueil vers deux espaces de consommation – un pour les injections, l’autre pour les inhalations –, des bureaux de consultation, mais aussi un espace de repos et de détente. Le budget du projet – 1,7 million d’euros – permettra de financer le travail de 24 travailleurs à temps plein : des infirmiers, des assistants sociaux, des éducateurs, des éducateurs de rue et un médecin.

ALTER MÉDIALAB : Quels sont les effets bénéfiques d’une telle salle ?

BRUNO VALKENEERS ET NICOLAS DE TROYER : Les bénéfices pour l’usager sont : moins de risques d’overdoses, moins de risques de transmission d’hépatites ou du VIH, moins de risques d’abcès, une prise en charge plus rapide vers des structures de soins. C’est aussi plus sûr, puisque ces personnes consomment habituellement dans des squats, dans l’espace public, dans des situations difficiles où il peut y avoir des agressions, du racket… Avant tout, ce type de dispositif permet aux personnes de retrouver une place dans la société. L’inverse d’une consommation problématique, ce n’est pas forcément l’abstinence, mais c’est le lien social. La dépendance aux drogues illégales est la seule maladie chronique dont on pénalise les symptômes. Cela crée du repli… Ce projet est donc un premier pas vers une politique qui vise à ne laisser personne au bord de la route… On a essayé de résumer en trois mots ce qu’on souhaite faire dans la salle : c’est accueil, soin et dignité.

AML : Comment avez-vous réfléchi à la capacité d’accueil ?

BV ET NDT : La demande existe, mais elle est difficile à quantifier. On s’est beaucoup renseigné sur ce qui se fait à l’étranger et l’idée est de commencer petit et d’évoluer. À Liège, on est à environ 60 passages par jour. À Paris, à 450. À Barcelone, ils sont montés jusqu’à 780 passages par jour… On devrait être entre 80 et 200 personnes au grand maximum à Bruxelles. L’espace de consommation pourra donc accueillir quatre injecteurs et cinq inhalateurs en même temps, mais on aura la capacité d’augmenter le nombre de postes par la suite. Dans le dispositif global, si on respecte les mesures de distanciation, on peut accueillir 15 travailleurs et 45 bénéficiaires en même temps.

« La dépendance aux drogues illégales est la seule maladie chronique dont on pénalise les symptômes. Cela crée du repli… »

AML : Vous estimez que ce sera suffisant ?

BV ET NDT : Une étude de Sciensano a estimé à 700 le nombre d’usagers problématiques en Région bruxelloise. Si ces 700 personnes décident de débarquer plusieurs fois par jour dans le dispositif, on ne tiendra pas. Mais on est aussi dans une mutation des profils de consommation. Les inhalateurs d’héroïne ou de cocaïne – cette dernière étant de plus en plus consommée sous cette forme –, on n’arrive pas à estimer leur nombre. On va donc voir qui vient dans la salle. Maintenant, la Région est vaste et les gens ne vont pas forcément se déplacer. C’est aussi la raison pour laquelle il faut un maillage…

AML : C’est notamment pour cela qu’il y a un autre projet de salle pour 2026…

BV ET NDT : Parmi les publics des comptoirs d’échange, 40 % déclarent qu’ils vont consommer en rue. À Bruxelles, les scènes de consommation se situent principalement sur l’axe nord-sud, entre Yser et Woeringen (quartier Lemonnier, NDLR). On a donc posé cette question aux bénéficiaires : «À partir de l’acquisition de ton produit, combien de temps es-tu prêt à te déplacer pour te rendre dans une salle de conso?» On a eu deux types de réponses : soit «je suis prêt à me déplacer 15-20 minutes », soit « en moins de 5 minutes, je dois y être». Certaines personnes sont dans une consommation très compulsive. Le fait d’avoir une salle va répondre à une problématique locale, mais tous les usagers de la Région ne vont pas y venir.

Ce fameux maillage est donc important. La Cocof a donc pris un décret en 2019 qui permet aux services ambulatoires agréés d’ouvrir des espaces de consommation dans leurs locaux. Et il y a aussi ce projet, à l’horizon 2026, d’un centre intégré qui se trouvera sur le site du port de Bruxelles, et au sein duquel il devrait y avoir une salle de conso, à côté d’autres services : des solutions d’hébergement, un travail sur les déterminants de la santé, sur la recherche de boulots ou des activités communautaires. Ce projet associe Médecins du monde et le Projet Lama.

AML : Y aura-t-il un accueil spécifique pour les femmes ?

BV ET NDT : Les plages horaires seront les mêmes pour tous. Mais il y aura à l’étage un espace « femmes » avec accès à une douche. Et dans l’espace de consommation, si des femmes viennent et qu’elles ont besoin d’inti- mité, il y aura la possibilité de les accueillir à part. On a prévu des box, un peu comme quand on va voter. Quelqu’un qui devrait enlever son pan- talon, son t-shirt, son slip, pourra avoir de l’intimité. Tout en respectant certaines règles, comme ne pas s’injecter dans les artères, au niveau du visage ou des parties génitales.

AML : Vous ne trouvez pas ça intrusif de dire « tu t’injectes là et pas là?»

BV ET NDT : L’idée de la réduction des risques, c’est de partir d’une situation qui n’est peut-être pas idéale et de tendre vers quelque chose d’idéal. Tout en respectant le rythme de la personne. Maintenant, ce n’est pas parce que c’est un dispositif bas seuil qu’on y fait ce qu’on veut. On doit mettre des limites. Le souhait des personnes, quand elles arrivent dans une telle structure, c’est de se trou- ver dans quelque chose de sécurisé et sécurisant. Cela passe par ce genre de règles. On n’est pas un squat où les gens font ce qu’ils veulent. Il y a donc certaines personnes à qui cela peut ne pas convenir…

AML : Peut-on consommer tout type de produit et en quelles quantités ?

BV ET NDT : Nous n’avons pas d’appareil pour tester les produits à l’accueil. Donc une poudre blanche, c’est potentiellement de la méthadone, de la cocaïne, de l’amphétamine… mais fondamentalement, on ne sait pas ce que c’est. Au niveau des quantités, il va y avoir un petit examen clinique à l’entrée pour constater l’état de la personne. Si quelqu’un est complètement clean, il doit nous montrer la quantité qu’il veut consommer. Si on voit que c’est quelqu’un qui a déjà fort consommé, on peut le faire entrer dans le dispositif et lui proposer de récupérer un peu en salle de repos avant passer en salle de consommation, ou l’inviter à diminuer la quantité. S’il n’est pas d’accord, alors il n’aura pas accès à la salle.

AML : Un testing des produits n’est donc pas prévu ?

BV ET NDT : Ce n’est pas prévu dès le départ. Mais nous aimerions plus tard faire des permanences « testing » par exemple une fois par semaine pour pouvoir adresser un message de réduction des risques adapté…

AML : Comment se passe la collaboration avec la police sur ce projet ?

BV ET NDT : Pour monter ce dispositif, un partenariat avec plusieurs institutions a été mis sur pied : avec la Ville de Bruxelles, la Région, la police, le parquet, le service prévention de la Ville (Bravvo), le CPAS, Transit et la MASS. On a négocié un protocole d’accord qui balise le fonctionnement et va être cosigné par tout le monde. La police va nous faire un retour sur ce qui se passe dans le quartier et on va lui demander de ne plus saisir ni arrêter administrativement les usagers de drogues pour peu qu’ils aient des petites quantités. Il y aura par contre une grosse répression des deals, l’idée n’étant pas que les scènes de deal se déplacent dans le quartier. Au final, la police et le parquet voient aussi les limites de la répression pour ce public- là…

AML : Peut-on estimer l’impact que la salle peut avoir sur la criminalité dans le quartier ?

BV ET NDT : Pas mal de villes ont déjà étudié cela. On voit que la petite criminalité ne se dégrade pas après l’ouverture d’une salle. Au contraire, cela va plutôt dans un sens positif.

AML : Quel est le rapport avec les riverains ? Avec la MASS, qui est dans le même quartier, c’est compliqué…

BV ET NDT : C’est un gros enjeu. Il y a eu une rencontre le 22 septembre avec une centaine de riverains. Une part du public a profité de la rencontre pour parler des problèmes du quartier qui n’avaient rien à voir avec le sujet. Les riverains directs de la rue ont mis en avant les problèmes existants. Ce qu’on en ressort : il y a eu du respect, de la place pour le dialogue. En gros, il n’y avait rien contre le dispositif, mais plutôt une angoisse que celui-ci en rajoute aux problèmes existants. Les riverains ont le sentiment que cette rue est délaissée depuis long- temps, qu’il y a des problèmes d’hygiène et donc il faut un investissement là-dessus. Maintenant une salle de conso à côté de chez soi, ce n’est pas franchement sexy a priori…

AML : Le prix des appartements ne risque-t-il pas de baisser dans le quartier ?

« Dans la loi de 1921, l’article 3 § 2 incrimine quiconque mettra à disposition un local en vue de faciliter l’usage de stupéfiants. Le législateur a, à l’époque, rédigé cet article pour lutter contre les fumeries d’opium. Clairement, on n’est pas dans ce schéma. »

BV ET NDT : Ce n’est pas forcément vrai. En Allemagne il y a une expérience avec une salle de conso qui s’est implantée dans un quartier plutôt délaissé, où il n’y avait plus de commerces parce qu’il y avait du racket, de la violence, etc. La salle est arrivée et dix ans après la zone s’est gentrifiée. Cela a amené de la sécurité, les commerces sont revenus, de nouvelles populations sont arrivées et l’immobilier a fait fois trois… On aura aussi deux éducateurs de rue qui seront les ambassadeurs du dispositif dans le quartier, qui feront des maraudes pour entrer en contact avec le public, mais aussi avec les riverains et les commerçants.

AML : La paire-aidance (le fait d’engager dans un service psycho- médico-social un usager ou ex-usager) est en train de se développer dans le secteur. Allez-vous y faire appel ?

BV ET NDT : À Paris, ils fonctionnent beaucoup avec des pairs-aidants. Cela a beaucoup d’avantages, mais il y a aussi des risques, notamment de re-chute pour les personnes. Donc c’est envisagé, mais il faut prioriser. Dans un premier temps, on va se concentrer sur la prise en charge de nos publics.

AML : Est-ce que la loi de 1921 vous a joué des tours pour ouvrir cette salle?

BV ET NDT : Dans cette loi, il y a l’article 3 § 2 qui incrimine quiconque mettra à disposition un local en vue de faciliter l’usage de stupéfiants. Il n’y a malheureusement aucune volonté du fédéral de réformer cette loi. Par contre, il y a une volonté régionale d’ouvrir des salles de conso. Nous avons donc un accord avec le bourgmestre, les ministres de la Santé, le ministre-président, le CPAS, mais aussi le parquet, qui a pris une position très pragmatique. Une loi est aussi interprétée en fonction du contexte dans lequel elle a été promulguée. Le législateur a, à l’époque, rédigé cet article pour lutter contre les fumeries d’opium. Clairement, on n’est pas dans ce schéma. Il y a également toutes les recommandations internationales, les études scientifiques et l’Académie royale de médecine belge, qui a pris position en faveur de ces dispositifs. Et quand on regarde l’histoire, les premiers médecins qui ont prescrit de la méthadone, on leur a retiré le droit d’exercer… Les comptoirs d’échange de seringues ont commencé en 1999 et c’est le 24 juin 2000 que la loi a permis leur existence légale. En Belgique, c’est souvent l’initiative qui vient avant le changement de loi…

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