06/03
2018
par Florence Fontmarty, Christophe Rémion, Lydia Yalman, étudiants du MIAS1 de l’IESSID, catégorie sociale de la Haute École Bruxelles Brabant (Bruxelles)

L’accueil de la petite enfance : où en sommes-nous ?

Depuis de (trop) nombreuses années, plusieurs études, tant au niveau européen que local, pointent l’urgente nécessité de mieux considérer la petite enfance. Ainsi notamment, dans son rapport de synthèse 2016, « Offres de services de qualité pour la petite enfance », la Commission européenne met en lumière que l’accueil de la petite enfance en Belgique, et particulièrement à Bruxelles, s’avère, aujourd’hui encore, problématique en comparaison avec d’autres états membres de l’Union européenne, qui se montrent bien meilleurs élèves dans ce domaine.

On lit également dans le baromètre des parents de la ligue des familles 2016 qu’« Alors que toutes les familles devraient pouvoir avoir recours à un accueil pour leur enfant si elles en éprouvent le besoin, 22 % de parents cessent leur activité professionnelle ou modifient leur horaire de travail pour garder leur enfant, au risque de s’appauvrir ou de sacrifier leur carrière professionnelle. »

Sur le terrain, les choses évoluent également trop lentement pour les travailleurs concernés. Le projet de réforme du secteur de la petite enfance a, suite aux récentes manœuvres politiques de juin 2017 et aux nouvelles priorités définies à cette occasion par le nouveau gouvernement de la Communauté française, été reporté et les demandes du secteur ont été reléguées au second plan. Cette réforme revient cependant à l’ordre du jour de l’agenda politique et social de sorte que l’on peut espérer la voir aboutir dans le courant de cette année. algré les constats actuels peu reluisants et les efforts qui restent à fournir, 2018 pourrait donc être un tournant.

Nous avons rencontré Delphine Chabbert, Secrétaire politique et Directrice du service d’analyse et d’études à la Ligue des Familles, qui nous a confié ses inquiétudes et ses réflexions sur cette question.

Quelle est l’ampleur de la pénurie de places ?

D’après un rapport de Pierre Lemaire (Ligue des Familles) sur l’évolution de l’offre de places d’accueil, la question de la pénurie est très inégale sur le territoire belge. On constate cependant de manière générale que le nombre de places a augmenté de 42 % entre 2002 et 2014 et que le taux de couverture a augmenté de près de 10% entre 1995 et 2014.

Le taux de couverture mesure le rapport entre les places d’accueil disponibles et le nombre d’enfants en âge d’être accueillis. Selon le monitoring des quartiers établi par le Centre d’Expertise et de Ressource pour l’Enfance (CERE) et l’Institut Bruxellois de Statistiques et d’Analyse (IBSA), le taux de couverture à Bruxelles varie fortement d’un quartier à l’autre (de 4 % à 100 %). Avec un taux de près de 49 %, le Brabant wallon est la sous-région la mieux couverte par l’offre d’accueil.

Il est connu de tous que les places en crèches à Bruxelles sont insuffisantes et fort onéreuses. Selon l’IBSA toujours, il y avait en 2016 pour la Région bruxelloise, 19.375 places pour 52.862 enfants de moins 3 ans.

Actuellement, la conjoncture économique et l’évolution de la structure familiale ont fait évoluer les besoins et les habitudes des parents. Certaines structures telles que les haltes-accueil commencent à voir le jour. On peut par exemple y laisser son enfant durant quelques heures de manière exceptionnelle. Il existe également des « crèches parentales » qui mettent les parents à contribution. Cependant, ces structures plus flexibles peinent à voir le jour et à survivre car elles sont souvent étouffées financièrement.

Pourquoi l’offre d’accueil reste-elle trop basse ?

Dans une étude de 2016, « Pourquoi l’offre d’accueil de la petite enfance reste-t-elle insuffisante ? », Alain Dubois, ex-administrateur délégué du CERE, évoque le fait que le problème majeur se situe dans le chef de l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE), qui exerce actuellement un réel « monopole » sur la petite enfance : « C’est le même organisme qui autorise, contrôle, agrée, subventionne et conseille le gouvernement sur la législation qu’il devra ensuite appliquer. »

Par ailleurs, l’ONE applique une législation inadaptée et trop rigide au niveau administratif. Les acteurs atypiques ne sont pas assez soutenus, dit Alain Dubois. « Ceux qui créent des structures novatrices, en particulier dans les quartiers difficiles, ne sont pas suffisamment reconnus et aidés. »

D’après Delphine Chabbert, avec Kind en Gezin, l’homologue néerlandophone de l’ONE, cela fonctionne de façon plus pragmatique et plus souple. La Flandre a la possibilité de subsidier les milieux d’accueil indépendants également, ce qui permet à ces structures d’avoir une meilleure longévité, quand, du côté francophone, leur survie est parfois incertaine.

Quels rôles pour les communes ?

Les lieux d’accueil, qui à Bruxelles sont principalement financés par la Communauté française, peuvent également faire appel aux communes pour certains aspects. Mais celles-ci ont encore du mal à le faire concrètement. Beaucoup de communes n’ont plus d’argent pour le financement des infrastructures. Dès lors, on ne construit pas ou on n’achète pas. Ceci ne permet donc pas de créer de nouvelles places.

Mais la pénurie conduit aussi certaines communes à formuler des politiques locales de l’enfance. Elles doivent alors abandonner leur traditionnel rôle de pouvoir organisateur de crèches et devenir de véritables animateurs de la concertation locale. Cependant, elles n’ont aucune obligation légale et restent frileuses à endosser ce rôle de chef d’orchestre.

Comment expliquer le manque d’intérêt politique ?

Delphine Chabbert déplore aussi le manque d’efforts dont les politiques font preuve concernant le soutien accordé à la petite enfance. A l’heure actuelle, ce secteur peine encore à être reconnu comme une politique à part entière. Elle explique à quel point il serait intéressant de centraliser les politiques publiques concernant la petite enfance, le scolaire et l’extrascolaire et même, pourquoi pas, de créer un ministère unique. En effet, explique-t-elle, un même enfant en pré-gardiennat dans une école fondamentale, et qui a une activité extrascolaire, dépendra au même moment de différentes personnes, normes et politiques alors qu’il se trouve au même endroit ! Aberrant. Elle demande donc plus de cohérence et moins de morcellement.

Notons, par exemple, les importants moyens humains et financiers déployés pour la mise en place du Pacte pour un enseignement d’excellence dans le secondaire. Ne devrait-on pas également investir davantage dans le développement des compétences et l’épanouissement des tout petits ?

Comment sortir de la pénurie ?

Delphine Chabbert insiste sur la nécessité de favoriser un accueil accessible à tous. Il faudrait pouvoir réinterroger les pratiques actuelles et développer un accueil mixte dans des lieux qui offrent différentes modalités d’accueil au sein d’un même lieu, p.ex. un accueil classique, un accueil occasionnel (type halte-accueil) ou encore un accueil d’urgence. C’est le principe même du multi-accueil. Innovant, offrant de la souplesse et s’adaptant aux besoins, ce type d’accueil offre une magnifique occasion d’allier diversité et universalité. L’idée du multi-accueil n’est-elle pas de conjuguer les besoins de chacun et de permettre aux familles de se rencontrer pour favoriser l’égalité des chances ?

D’après Alain Dubois, ce type d’accueil serait davantage possible en limitant le « monopole » de l’ONE, en créant par exemple un organisme séparé, doté d’un regard externe et impartial ou encore, si un décret spécifique de la Fédération Wallonie-Bruxelles relatif à l’accueil de la petite enfance voyait le jour. Selon lui, « Il faut cesser de confondre l’organisme de référence (l’ONE) et l’objectif politique, soit le droit à un accueil diversifié pour toutes les familles et tous les enfants ». Delphine Chabbert explique que ce projet de décret sur lequel l’ONE travaille depuis 2014 et dont le texte circule dans les cabinets ministériels existe, mais n’a pas encore abouti.

Alain Dubois souligne aussi le manque de souplesse des normes de fonctionnement (qui par ailleurs garantissent aussi la qualité de l’accueil) imposées par l’ONE. Ces dernières ne permettent pas d’ouvrir la porte à d’autres alternatives qui demandent plus de flexibilité au niveau de leurs fonctionnements et des normes de financement qui y sont liées (taux d’occupation précis, journée de présence fixe,…).

Conséquences de la pénurie

Comme souvent, ce sont donc majoritairement les plus démunis qui subissent de plein fouet cette situation. Sans assistance nécessaire pour le suivi des procédures administratives dans les temps impartis, et avec de faibles moyens financiers pour faire face aux frais d’encadrement en crèche, ces parents se retrouvent en difficulté. Ceci provoque une série d’inconvénients en cascade. L’emploi en est un exemple marquant. Dès leur troisième mois, les petits peuvent être accueillis en crèche, offrant ainsi la possibilité à leurs parents, s’ils le souhaitent, de retourner travailler. Pour d’autres, qui cherchent un emploi, il n’est pas chose aisée de se présenter à un entretien d’embauche avec leur enfant sous le bras parce que celui-ci n’est pas en crèche. C’est donc un cercle vicieux pour ces familles.

Cette situation renforce les inégalités avec le risque d’aboutir à un système à deux vitesses caractérisé par l’émergence de solutions alternatives de fortune qui peuvent mettre en danger la sécurité des enfants.

Pour Delphine Chabbert, « les familles avec un indice socioéconomique faible ne font pas les démarches. Comme pour toute situation de pénurie, c’est toujours les plus faibles qui trinquent, ces familles intègrent de facto cette situation de pénurie et pensent que l’accueil n’est pas une bonne chose pour elles, ne vont même pas faire la demande ! Il n’y a pas de place point. La priorité est accordée à d’autres. »

Qu’en est-il chez nos voisins en Europe ?                                                                                      

Dans le rapport de synthèse 2016 de la Commission européenne « Offres de services de qualité pour la petite enfance », on constate qu’au niveau européen, les pays nordiques et les pays baltes sont au sommet du classement. Ils exercent une politique qui permet d’octroyer des places en adéquation avec la demande. De plus, les congés parentaux sont plus longs et mieux rémunérés qu’ici.

Cependant, le manque de places est relatif si on considère le point de vue de l’Union européenne. En regard à d’autres pays, la situation quantitative de l’accueil de l’enfant en Belgique n’est pas si mauvaise puisque l’on arrive derrière le Danemark et la Suède et le niveau belge est comparable à celui de la France et des Pays Bas. La question que l’on pourrait se poser : peut-on se satisfaire de ce résultat ?

D’après ce même rapport toujours, on peut lire qu’au sein de l’Europe, c’est le Danemark qui atteint le meilleur taux de couverture de l’accueil des enfants de moins de 3 ans. De manière générale, les pays scandinaves ont institué un droit à l’accueil qui concerne les enfants de moins de 3 ans, opposable comme le droit à la scolarité. En Norvège, le secteur privé est plus important, et au Danemark, la loi oblige les municipalités à satisfaire la demande parentale.

L’accueil de la petite enfance, c’est de l’éducation

Delphine Chabbert est claire sur ce point. Elle insiste sur les effets positifs d’un accueil collectif de qualité sur le développement cognitif, affectif et social de l’enfant. Les différents types d’accueil de la petite enfance sont des lieux de socialisation importants pour les bambins. La fréquentation d’une crèche permet de développer de multiples compétences et aptitudes. La capacité psychomotrice et le développement du langage en sont quelques exemples qui constituent des bases essentielles pour l’avenir et d’ouverture sur le monde. C’est une réelle opportunité à laquelle chaque enfant devrait avoir droit. Cela permettrait également de gommer les inégalités entre enfants et de diminuer la pauvreté infantile. Il faut, selon elle, arrêter la « vision hygiéniste » de l’accueil de la petite enfance. Le travail des puéricultrices est bien plus large que le simple fait de nourrir et de changer les couches des enfants. L’impact d’un bon encadrement prend ainsi tout son sens.

Les professionnels du secteur sont-ils assez outillés ?

La puériculture est une formation qui se donne pour l’instant en enseignement secondaire de type professionnel en Belgique francophone. C’est une branche de l’enseignement qui est peu valorisée et les diplômés qui en sortent sont assez jeunes. Ce métier demande pourtant de multiples compétences, tant au niveau du travail avec les familles qu’avec les enfants. La Ligue des Familles soutient d’ailleurs une pétition pour l’amélioration de la formation qui a été lancée par la Nouvelle Orientation Enfance (NOE). Toutefois, Delphine Chabbert précise que les puéricultrices font un travail remarquable et qu’elles font preuve d’un grand professionnalisme. Quelques « faits divers », pourtant exceptionnels, sont relayés parfois maladroitement et ont alors tendance à masquer les effets positifs.

Par ailleurs, durant leurs heures de travail, les puéricultrices ont rarement l’occasion de se réunir en équipe pour aborder de manière plus réflexive leur pratique professionnelle, les enfants étant constamment présents. Ces moments ne sont pour l’instant pas encore financés. Cela représente un frein non négligeable de plus à une qualité d’encadrement qui pourrait être meilleure. Delphine Chabbert nous fait observer néanmoins que selon le code de qualité européen, la Belgique se trouve être un assez bon élève.

Enfin, les directions de crèches sont encore peu valorisées. Cette fonction, totalement sous-estimée, demande énormément de qualités semblables à celles de tout responsable d’institution (charges administratives telles qu’organisation de plannings, mise en place et suivi d’outils pédagogiques et suivi de dossiers, gestion d’équipe, gestion de matériel, flexibilité, entretiens avec les parents, …). Les directions sont constamment sous pression pour continuer à faire tourner leur crèche. Peu de personnes sont prêtes à relever le défi dans ces conditions-là. Cette situation explique aussi en partie le fait qu’il n’y ait pas assez de crèches pour accueillir tout le monde.

L’avenir

En 2018, un pas important pourrait être franchi si le décret est analysé et pris en considération par nos décideurs politiques qui reconnaitraient ainsi comme un droit et comme une priorité l’accueil de la petite enfance. Davantage de moyens pourraient être octroyés pour permettre  à plus de structures de voir le jour et ainsi augmenter la capacité d’accueil en crèche avec la possibilité pour les parents d’avoir réellement le choix. Les enfants commenceraient alors leur vie dans de bonnes conditions puisqu’ils seraient bénéficiaires d’une réelle égalité des chances. Le secteur serait plus valorisé et les formations améliorées.

Encore récemment, suite aux émeutes du 15 novembre 2017 à Bruxelles, Bernard De Vos, délégué général aux droits de l’enfant, soutenait cette idée dans la Libre Belgique du 27 novembre 2017: « Le système éducatif doit être revu. On parle d’ados mais c’est dès la petite enfance qu’il faut commencer. »  Selon lui, il faut encourager les familles à confier leurs enfants dès le plus jeune âge de manière à les « mettre dans un bain culturel et linguistique. »

Aurons-nous donc une bonne surprise en 2018 ou cette indifférence de la classe politique envers ce secteur restera-t-elle fidèle à elle-même ? Rendez-vous dans quelques mois pour le savoir

 

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