10/10
2013
par la rédaction

Alda Greoli : des coqs, l’imagination de Kafka et la sixième réforme de l’Etat

Alda Greoli est secrétaire nationale de la Mutualité chrétienne. Rendez-vous au 579, chaussée de Haecht à Schaerbeek. Nous voici devant Aeropolis. Ce bâtiment nous interpelle sur une question de fond que nous n’avions pas anticipée : cet édifice imposant, clean et luxueux est-il le messager du pilier chrétien ou du mouvement chrétien ? En plus de notre tâche qui porte sur la compréhension du mécanisme de la décision politique et de ses coulisses, pourquoi ne pas tenter de répondre également à cette question ?

Interview réalisée par des étudiants du MIAS1 de l’IESSID, catégorie sociale de la HE Paul-Henri Spaak.

Alter Échos : La sixième réforme de l’État dessine des enjeux majeurs pour les Belges, parmi lesquels un bon nombre sont vos membres. Quels sont ces enjeux, selon vous, et quels sont les dangers auxquels cette défédéralisation nous confronte ?

Alda Greoli : C’est la première fois dans l’histoire récente de la Sécurité sociale qu’on s’attaque à un transfert. Nous sommes dans un système basé sur une solidarité large où chacun contribue selon ses moyens et ses possibilités et chacun reçoit suivant ses besoins. Ceci est fondamental. C’est d’autant plus facile, efficace et accessible que cela se fait sur 11 millions de personnes. De plus, avant cette réforme, nous pouvions nous appuyer sur des administrations communes : un seul Inami, un seul Onafts, etc.

La sérénité de nos concitoyens est maintenue depuis des années par de nombreux filets sociaux grâce à des politiques croisées de santé. Elle permet aux travailleurs d’être totalement à leur emploi.

Le moindre mal et ses dangers

Le danger, c’est que lorsque le gouvernement transfère les compétences, il morcèle les secteurs de la Sécurité sociale et il place des piliers à l’intérieur. Et surtout, s’il sépare l’emploi de la sécurité sociale ! Comment va-t-on faire pour que les Belges aient la même sérénité ? Tout en sachant que le gouvernement va détricoter et multiplier les administrations en fonction des régions, des communautés et des compétences, et que les emplois vont manquer ?

Le gouvernement va donc créer des administrations wallonne, bruxelloise, germanophone, j’en passe et des meilleures. Il va nous obliger, nous institution, à nous trouver dans 4-5 lieux différents, d’avoir des législations qui vont venir peut-être en concurrence les unes avec les autres… C’est un enjeu majeur.

Alter Échos : Comment les régions vont-elles s’organiser pour ne pas se concurrencer ?

Alda Greoli : À partir du moment où le gouvernement nous impose ce transfert, nous allons devoir l’appliquer. A partir de là, nous essayons avec les autres organismes assureurs, avec nos partenaires syndicaux et le patronat, de limiter les dégâts au maximum. Depuis le début, la Mutualité chrétienne a dit qu’elle n’était demandeuse de rien et qu’elle subissait le transfert. Les quatre présidents de partis francophones nous ont « vendu » que c’était le moindre mal. Cela aurait pu être pire, mais bon voilà…

Au niveau francophone, nous avons déjà qu’il y a un accord entre les quatre présidents de parti pour éviter la concurrence, c’est-à-dire que les présidents ont établi une déclaration de principe qui est préalable à un accord de gouvernement. Ceci est important car, dès lors que cet accord n’est pas lié à une conjoncture politique donnée, les présidents de parti s’engagent dans une volonté politique indépendamment des coalitions momentanées. A titre personnel, je trouve que cet acte est symboliquement important.

L’accord des présidents de parti est le suivant : la Wallonie décide et Bruxelles décide – si possible Bruxelles décide en Cocom – mais toute décision est précédée par une concertation entre les deux entités. Donc, il y a des dispositifs organisés au préalable des décisions. Mais il n’y a pas encore d’accord entre les partenaires politiques bruxellois flamands et francophones et, j’ose espérer, un accord, avec les germanophones…parce que je ne sais pas si on s’imagine ici, le travail à mener demain pour mettre en place tout cela !

Alter Échos : Vous dites que le cycle de la décision est bien construit, mais malgré cela, vous affirmez que le changement va engendrer de réels problèmes de concurrence ?

Alda Greoli : Même si l’accord des présidents de parti prévoit de tout faire pour limiter la concurrence, il est difficile de croire que des hommes politiques qui doivent se justifier aux prochaines élections ne vont pas se concurrencer. Le danger est aussi là : plus vous multipliez les tas de fumier, plus vous avez de chance que certains se sentent des envies d’être des coqs !

Je ne vais prendre qu’un seul exemple : on va régionaliser les conventions paritaires liées aux infirmiers. Et demain, nous le savons, nous allons manquer d’infirmiers. La Flandre va avoir sa Convention collective de travail. Bruxelles, les germanophones et la Région wallonne aussi. De plus, ce sont des emplois largement subventionnés. À un moment donné, l’infirmier va peser dans la balance ses avantages financiers dans telle ou telle région et va choisir en fonction de cela. Et donc, la concurrence va être réelle.

Alter Échos : Lorsque vous parlez d’un accord préalable des présidents de parti à un accord de gouvernement, on pourrait se demander où est le débat politique, si cela ne se déroule qu’entre quatre personnes ?

Alda Greoli : Oui, on pourrait croire que la démocratie est confisquée. Pourtant après cet accord symbolique des présidents, c’est à l’intérieur des gouvernements qu’on est en train d’écrire et de rédiger les décrets spéciaux. La loi de financement – de transfert – est écrite au gouvernement fédéral et elle est débattue à la Chambre et au Sénat. Les décrets et les accords de coopération entre les entités wallonne, bruxelloise, germanophone, voire néerlandophone, sont écrits par les gouvernements actuels et seront débattus dans les parlements. Donc, le temps de la démocratie participative sera réel.

Alter Échos : Quelle est votre place en tant que partenaire social et comment travaillez-vous au maintien de la cohérence ?

Alda Greoli : D’abord, nous allons tout faire pour que notre maison à nous reste « une et unie » et assurer ainsi la cohérence. Puisque va s’opérer une multiplication des administrations, la cohérence n’est plus assurée par les politiques du système. À ce moment là, il est donc essentiel que ce soient les institutions qui maintiennent le système. D’autant plus que nous sommes une institution gestionnaire du système. Actuellement, nous plaidons pour que s’organise une concertation politique entre la Région bruxelloise, la Région wallonne, la Communauté flamande et la Communauté germanophone. Mais nous plaidons aussi pour que ce soient les mêmes acteurs paritaires qui siègent partout. Quand on dit « acteurs paritaires », on veut dire : premièrement le patronat, le syndicat au niveau de la gestion globale et au niveau de la gestion du budget de manière transversale, et deuxièmement, les prestataires de soins et les mutuelles au niveau de la gestion de l’assurance maladie et soins de santé.

Alter Échos : Et quelle force de représentation détient votre mutuelle dans ce débat ?

Alda Greoli : Nous avons, à notre avis, la légitimité d’un syndicat civil au sens d’un mouvement social, même indépendamment du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien). Notre mission est de représenter les patients, l’intérêt du patient, et d’être coresponsables de l’utilisation de l’argent de l’État. Nous sommes un mouvement social en tant que mutuelle et nous interpellons qui de droit lorsque c’est pertinent. Bref, un mouvement social au sens plein et entier.

Cependant, nous avons une vision de société qui n’est pas politique au sens d’un parti politique, comme certains veulent toujours le faire croire…

Alter Échos : Pourquoi vous distinguez-vous d’un parti politique ?

Alda Greoli : Les deux plus grosses mutualités – socialiste et chrétienne – partagent à 95 % les mêmes valeurs. Ce qui va différencier les 5 %, en premier lieu, se concentre sur l’approche de la place donnée à l’associatif et la démarche de co-construction. C’est certainement et sans aucun doute le fait que depuis une vingtaine d’année le monde chrétien est beaucoup plus dépilarisé que le monde socialiste où le bras armé reste le Parti socialiste, à moins que ce ne soit le contraire, cela dépend des périodes…

Alors que dans cette maison, nous parlons quotidiennement aux Écolos, au CDH et au PS. Par exemple, en ce qui me concerne, j’ai travaillé un an et demi au cabinet de Laurette Onkelinx. Nous sommes plus pluralistes politiquement.

En second lieu, nous n’avons pas de difficulté à affirmer nos valeurs. Prenons un thème un peu caricatural : nous ne croyons pas, par dogme, que l’euthanasie ou l’avortement sont des thèmes auxquels il faut apporter des réponses claires et simples qui seraient « oui-non ». Nous estimons que les questions éthiques sont des questions personnelles sur lesquelles chacun réfléchit personnellement et que, dès lors, nous n’y apportons pas de réponses dichotomiques. Si nous disons « oui », nous serions vus comme progressistes, si nous disons « non », nous serions vus comme des réactionnaires. Pour nous, il appartient d’apporter de la nuance, et la nuance n’a rien à voir avec un dogme religieux mais pas non plus avec un dogme de libre penseur.

Alter Échos : Face à cette pilarisation socialiste encore réelle, y a-t-il de votre point de vue, plus d’influence d’un partenaire social qu’un autre dans le cycle de la décision ?

Alda Greoli : Cela dépend de quoi nous parlons. Historiquement, les secteurs de la Sécurité sociale sont cogérés par le gouvernement et par ses partenaires sociaux Les mutuelles ne sont pas dans la gestion globale de la Sécu et donc n’ont pas d’influence. Nous estimons que c’est juste comme cela puisque la logique du financement vient des cotisations sociales. De plus, cela permet de cogérer, de co-penser le système pour pouvoir permettre un certain nombre de filets sociaux qui sont utiles pour le développement de la société. Mais quand nous traitons la gestion de l’Inami, les mutuelles ont plus de poids que les syndicats. Quand nous traitons la gestion globale, les syndicats ont tout leur poids.

Chacun est porteur de la fonction de son institution dans le système et je pense que c’est important que chacun accepte de rester à sa place. Certains partenaires de la santé voudraient être dans la gestion globale, mais ce n’est pas notre rôle ! Tout le monde veut être partout et essaye de grappiller parce que nous allons manquer d’argent. Si bien qu’on va finir par noyer le système lui-même.

Alter Échos : Donc, vous dites qu’il y a différents niveaux de décisions traitant néanmoins de questions transversales, c’est juste ?

Alda Greoli : Oui, de toute façon, le syndicat et le patronat sont partout !

Alter Échos : Dans ces questions transversales, pensez-vous que les présidents de parti ont compris les enjeux de la concurrence en lien avec la multiplication (défédéralisation) des administrations ?

Alda Greoli : Prenons un exemple : aujourd’hui environ 30 % de la patientèle des hôpitaux bruxellois n’est justement pas bruxelloise. Elle est belge mais pas bruxelloise. Ces hôpitaux (en particulier Erasme et Saint-Luc qui sont spécialisés) vont devoir développer une double comptabilité pour aller chercher l’argent à la fois au fédéral (car beaucoup de compétences sont restées au fédéral), à la Région wallonne et à la Région bruxelloise, etc. Ceci en fonction de la provenance de leurs patients. En matière de simplification administrative, c’est extraordinaire ! C’est la raison pour laquelle nous avons dit depuis le début : « Surtout ne touchez pas à l’Inami, laissez tout à l’Inami ! » Ensuite, l’Inami pourra s’organiser avec des ordres provenant des différents niveaux de pouvoir et c’est gérable, mais laissez tout à l’Inami !

Cela n’a pas été entendu car comme je le disais : multipliez les tas de fumier et vous multiplierez les coqs. Mais nous pouvons encore espérer qu’il y ait un sursaut de conscience. Pour revenir à mon exemple, les hôpitaux bruxellois sont face à des jours où Kafka n’aurait pas eu suffisamment d’imagination !

Pourtant, la défédéralisation va peut-être nous permettre de réfléchir et de traiter des problématiques actuelles car, par exemple, nous avons trop de lits d’hôpitaux. Si au moins la défédéralisation pouvait servir à se poser des questions sur des solutions d’accompagnement post-opératoire à domicile, par exemple, nous n’aurions pas tout perdu.

Coulé dans le bronze ?

Alter Échos : A vous entendre, on se demande si les présidents de parti et le gouvernement se sont réellement posé la question ?

Alda Greoli : Ne soyons pas trop durs. Oui, je pense que certains se sont vraiment posé la question. Les quatre présidents ont chacun une lecture différente de leur accord car ils n’ont pas la même vision de la société. Cependant, il est vrai qu’il n’y a pas toujours la même réponse à l’intérieur du plus grand parti politique wallon. Aujourd’hui, je pense qu’il y a des dissensions très grandes entre socialistes sur la manière d’interpréter les choses et ils n’ont pas résolu leurs problèmes internes à ce niveau-là.

Alter Échos : Selon vous, l’accord est flou pour cette raison ?

Alda Greoli : Oui et pour remettre certaines décisions à plus tard… d’ailleurs, depuis un certain temps, 40 % de mon temps de travail est en lien avec le transfert de compétences pour essayer de savoir ce qui a été vraiment écrit. Mais ceci dit, ce n’est pas nouveau, et si toutes les déclarations étaient écrites de manière figée, il n’y aurait plus de débat et il n’y aurait plus de démocratie… Cela permet d’aller au fond des questions. Tant qu’on n’a pas quitté la table, on peut discuter !

Alter Échos : Sommes-nous dans des rapports de pouvoir ou dans la co-construction ?

Alda Greoli : Ce qui est important, me semble-t-il, c’est de faire la différence entre ceux qui sont condamnés aux rapports de pouvoir : les politiques. Par rapport aux institutions, chacun d’entre nous n’est jamais que locataire. Cette institution, la Mutualité chrétienne, ne m’appartient pas et j’ai le devoir de la rendre dans un état meilleur que celui dans lequel je l’ai trouvée. Et donc il est essentiel que les institutions patronales, syndicales, prestataires de soins, mutualités… prennent une position qui garantisse le système. D’autant plus que dans ce pays, les échéances électorales sont très courtes et c’est pourquoi les institutions et les administrations sont essentielles, parce qu’elles perdurent.

Maintenant, en lisant l’accord des présidents de parti, je vous mets au défi de comprendre s’il est écrit que le système est géré avec les partenaires sociaux ou par les partenaires sociaux, et c’est là la question essentielle ! Moi, j’ai interprété que le système était géré par les partenaires sociaux et je remercie caustiquement les présidents de parti d’avoir écrit l’accord comme cela1 !

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